"La maison des regards" de Daniele Mencarelli (La casa degli sguardi)

 

La maison des regards (La casa degli sguardi)
Auteur : Daniele Mencarelli
Traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Éditions : Globe (4 Avril 2024)
ISBN : 978-2383612803
320 pages

Quatrième de couverture

À vingt-cinq ans, Daniele, un poète, se noie dans l’alcool pour oublier la crise existentielle qu’il traverse. Alors que sa mère, déchirée de voir son fils se faire du mal, lui propose de mettre fin à leurs jours ensemble, Daniele se résout à prendre un emploi d’agent d’entretien dans le plus grand hôpital pédiatrique européen, l’Enfant-Jésus à Rome. Très vite, le jeune homme à la sensibilité exacerbée pense abandonner, tant l’injustice et la douleur qui s’imposent à ces enfants malades dépassent l’entendement et les mots. Mais le quotidien, la camaraderie et la solidarité qui se créent avec les collègues et les patients lui montreront l’authentique visage de la vie, levant le voile épais des ténèbres qui l’empêchait de vivre.

Mon avis

L’écriture exerce une forme de possession impitoyable.

Daniele est poète, depuis deux ans, il connaît un certain succès et commence à être « reconnu ». Et puis, d’un coup, le vide, plus rien, un trou noir et une vie qui lui échappe… Est-ce que ses écrits ont un sens ? A-t-il un but ? À quoi servent les poèmes ? Les questions, lancinantes, le hantent. Il est en pleine crise existentielles et il n’écrit plus….

« Or la poésie témoigne de la souffrance, elle ne la soigne pas. Les mots m’accompagnent depuis toujours, ils sont cristal et racine, voyage et lame, ils sont tout, sauf un remède. La poésie ne soigne pas, elle ouvre, découd, dénude. Mais la force de faire de la poésie, je ne l’ai plus. »

Son quotidien est fait d’alcool, de nuits agitées, de journées passées à dormir ou récupérer, voire à chercher sa voiture, le plus souvent accidentée. Il se détruit mais ne peut plus s’arrêter tant il est accro à l’alcool. Il blesse ceux qui l’aiment et qui le voient plonger, s’enfoncer…. Ses quelques amis ne le suivent plus. Hébergé chez ses parents, ceux-ci se désespèrent de la situation. Ils n’en peuvent plus et sa mère lui propose un suicide à deux car il souffre et elle aussi. « Comme ça, on arrêtera de souffrir. »

Est-ce le déclic ? Peut-être ou pas. Toujours est-il qu’il accepte, sans enthousiasme, un travail d’agent d’entretien dans un très grand hôpital pédiatrique de Rome. Chaque matin, se lever, pointer, tenir un horaire, assumer les différentes tâches qui lui sont confiées, finir sa journée, tenter de ne pas boire pour revenir le lendemain …. Est-ce possible pour lui ou est-ce insurmontable ?  Il découvre l’esprit d’équipe, les collègues, ceux avec qui on peut établir un contact, ceux qui sont plus méfiants, les chefs qui ne laissent rien passer, ceux sur qui on peut compter…. Et au-delà de tout, il prend en pleine figure, le regard, les regards des jeunes malades, vides ou encore vifs, quelques fois espiègles. Il côtoie la mort, il réalise que tout est fragile… Mais son âme de poète hyper sensible ne supporte pas la détresse de ces enfants, leurs souffrances... alors il replonge, parfois se relève plus ou moins droit, plus ou moins solide…

Il est confronté à ses démons intérieurs et à ce qu’il vit dans ce milieu hospitalier où les valeurs, les rapports humains, les échanges ne sont plus les mêmes. Est-ce qu’il a peur ? De ce qu’il ressent ? De ce qu’il voit ? On ne sait pas forcément comment se comporter face à la maladie sévère, qui ne laisse que peu ou aucun espoir…

Alors, il apprend. Ses coéquipiers lui enseignent la légèreté, la capacité à sourire face aux embuscades de la vie.

Il s’accroche, essaie de repousser ses addictions. Cabossé, abîmé, parfois prêt à fuir, il montre combien certaines rencontres ont pu influencer le cours de son destin et l’aider à avancer dans le bon sens, sans rien exiger en retour.

« Ce qui me terrifie vraiment, c’est ce temps de passage entre la personne que j’ai été ces dernières années et celle que je serai, c’est la construction du nouveau moi. »

C’est avec une écriture (merci à la traductrice) d’une surprenante lucidité, que Daniele Mencarelli nous parle de sa descente aux enfers, de ses problèmes, de ses hauts, de ses bas. Son chemin a été long, difficile. Il a dû se battre contre lui-même et rien n’étant jamais acquis, il devra faire preuve de vigilance.  J’ai particulièrement aimé son rendez-vous avec le directeur et ce qui en découle, c’est beau ! J’ai également aimé la place de la poésie dans son parcours.


"Les fils de Shifty" de Chris Offutt (Shifty’s Boys)

 

Les fils de Shifty (Shifty’s Boys)
Auteur : Chris Offutt
Traduit de l’américain par Anatole Pons-Reumaux
Éditions : Gallmeister (4 Janvier 2024)
ISBN : 978-2-35178-311-5
290 pages

Quatrième de couverture

Mick Hardin se remet d’une blessure de guerre chez sa sœur Linda, shérif de Rocksalt dans le Kentucky, lorsque le cadavre d’un dealer local est découvert. Il s’agit de l’un des fils de Shifty Kissick, une veuve que Mick connaît depuis longtemps. La police refusant d’enquêter, Shifty demande à Mick de découvrir le coupable. Se débattant entre un divorce difficile et son addiction aux antidouleurs, ce dernier commence à fouiner dans les collines, avec la ferme consigne de ne pas gêner la réélection de sa sœur.

Mon avis

Ce roman met en scène Mick Hardin et sa sœur Linda, déjà apparus dans un précédent titre. Mais ce n’est pas une suite et il peut se lire indépendamment.

Mick est un enquêteur militaire. Il a été blessé et passe sa convalescence chez sa frangine, Linda, shérif de Rocksalt, un petit comté du Kentucky. Et oui, c’est une femme et si elle a atterri à ce poste un peu par hasard, maintenant, elle œuvre à sa réélection. Mick passe ses journées à essayer de ne plus prendre des drogues aidant à calmer la douleur et à  faire des activités sportives pour remuscler sa jambe blessée.

Un des fils de Shifty Kissick, une dame veuve qu’ils connaissent, est retrouvé mort dans une ruelle. Probable règlement de comptes entre dealers, affaire classée. La mère n’est pas d’accord, elle demande à Mick d’enquêter discrètement pour voir si cet assassinat ne cache pas quelque chose. Il lui reste une semaine de repos, c’est l’occasion d’agir, de se remettre en selle physiquement et moralement. Il accepte mais prévient qu’il ne veut pas gêner le shérif pour éviter les conflits dans sa famille.

Il observe, questionne, récupère quelques éléments démontrant que le corps a été déplacé et mis en scène. Qui a eu intérêt à agir ainsi et pourquoi ? Il essaie de comprendre, car finalement il a été happé par ce mystère.

Les dialogues sont savoureux, parfois teintés d’humour, voire même d’autodérision. L’approche psychologique et les relations entre les protagonistes sont détaillées, précises, captivantes, le tout accompagné d’une réelle réflexion sur les notions de bien, de mal, de justice.

« Il se demanda combien de gens essayaient de se convaincre que le meurtre était acceptable au nom du Bien Supérieur. Il n’était pas dupe. Le Bien Supérieur n’existait pas, sinon en tant qu’excuse. »

C’est le boulot de Mick de tuer parfois, dans le cadre de son activité professionnelle. Il est même plutôt doué pour ça. Mais ce n’est pas une raison pour utiliser ses capacités par vengeance, n’est-ce pas ? Il est tiraillé, il ne doit pas laisser ses émotions prendre le dessus….

J’ai énormément apprécié ce récit. La plume de l’auteur est intéressante car il décrit à la perfection ce coin des Etats-Unis où les habitants préfèrent se taire, se cacher plutôt que d’affronter ceux qui les dérangent. Alors la première mission de Mick c’est un peu de donner un coup de pied dans la fourmilière, de secouer les personnes et de leur faire cracher quelques informations utiles. Après, à lui de rassembler tout ça, de relier les morceaux et de trouver les pièces manquantes.

J’ai aimé la façon dont il s’y prend, assez posé, réfléchi, ciblant au mieux les actions à mettre en place pour avoir des réponses. Pas à pas, il avance et on le suit pour notre plus grand plaisir.

"Les Disparus d'Hokuloa" d'Elizabeth Hand (Hokuloa Road)

 

Les Disparus d'Hokuloa (Hokuloa Road)
Auteur : Elizabeth Hand
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Richard-Berthail
Éditions : Seuil (12 Avril 2024)
ISBN : 9782021518771
544 pages

Quatrième de couverture

Grady Kendall a quitté son Maine natal pour se rendre à Hawaï où il a accepté un poste de gardien. Trouver en emploi en pleine épidémie de covid, une aubaine ! Son job : veiller sur la villa cossue d’un milliardaire pendant que ce dernier s’exile sur la péninsule indigène d’Hokuloa pour ses projets immobiliers. Dès son arrivée, dans une île vidée de ses touristes, Grady est préoccupé : non loin de son lieu de travail se trouve un bunker où les noms de personnes disparues sans laisser de traces sont tagués.

Mon avis

Grady Kendall n’a pas de petite amie, pas de travail, pas vraiment d’occupations, le COVID commence à s’installer et la pandémie fait peur. À part quelques petits boulots de temps en temps, ses journées sont plutôt mornes. Alors lorsque son frère lui envoie la capture d’écran d’une annonce assez originale, il se demande bien ce qu’il va faire.

Ce qui est proposé, c’est un poste de gardien à Hawaï. L’horizon étant plutôt bouché avec le virus qui traîne, il répond par mail, en arrangeant un peu son curriculum vitae. On ne sait jamais, peut-être que ça débouchera sur une belle expérience ?

Quelques échanges rapides et c’est fait. Il se retrouve dans l’avion. Son job ? Surveiller la villa d’un milliardaire passionné d’oiseaux, de poissons, et qui a décidé de mettre plein d’actions en place pour les protéger. Cet homme, Wesley Minton, s’isole régulièrement loin de sa demeure. Il est alors sur la péninsule d’Hokuloa où il gère différents projets avec la consigne de ne jamais le déranger.

C’est Dalita, parfois gardienne « en dépannage », qui récupère Grady à l’aéroport et l’accompagne jusqu’à l’habitation du propriétaire. Pendant le trajet, elle lui montre les lieux et lui parle des difficultés de l’île. Hawaï ce n’est pas que les plages, le surf et le soleil. C’est également des sans-abris, du chômage, des familles qui galèrent. Cela interpelle le jeune homme, comme le bunker avec le nom des personnes « disparues »… Qui sont-elles ? Que leur est-il arrivé ?

Grady commence les différentes tâches auxquelles il doit se consacrer. Ce n’est pas trop compliqué et le temps passe. Quelques incidents le questionnent. Il décide d’en avoir le cœur net et observe avec acuité mais il doit être discret, prudent et rester à sa place. Au fil des pages, il gagne en maturité, son séjour l’oblige à aller plus loin que sa petite vie tranquille. C’est édifiant et sa personnalité s’étoffe.

Ce livre est très bien écrit (merci à la traductrice). L’intrigue va crescendo, c’est intéressant car plusieurs thèmes sont abordés. La préservation de la nature, l’impact du tourisme, la vie des îliens. L’atmosphère sur place est bien décrite, les relations entre les protagonistes aussi. On sent les tensions dues au COVID qui fait peur, qui modifie les rapports humains, qui empêche certains d’être naturels. C’est évidemment très réaliste.

J’ai apprécié que l’auteur prenne le temps de poser ses personnages, de présenter les lieux, le contexte pour qu’on pénètre dans son univers. La légère dose de surnaturel ne m’a pas dérangée, au contraire, elle est tellement bien intégrée au récit que c’est absolument parfait. De plus, elle ne prend pas trop de place, c’est dosé juste comme il faut. Les références sur l’environnement sont ciblées et en fin d’ouvrage, Elizabeth Hand précise ce qui est réel ou imaginaire.

J’ai ressenti beaucoup de plaisir avec cette lecture. Le suspense et les rebondissements maintiennent notre attention, nous permettent de rester au cœur de l’histoire car on s’interroge sans cesse en se demandant ce qu’il va se passer.

Je ne connaissais pas cet auteur et je suis enchantée de ma découverte !


"Ce qu’elle a fait" de Gregg Olsen (The last Thing she ever did)

 

Ce qu’elle a fait (The last Thing she ever did)
Auteur : Gregg Olsen
Traduit de l’américain par Florian Dennisson
Éditions : L'Oiseau Noir (13 mars 2024)
ISBN : 978-2494715172
372 pages

Quatrième de couverture

Liz vient de renverser un petit garçon. Le petit garçon de sa voisine. Qui est aussi sa meilleure amie. Vous pensiez que Liz avait déjà commis l'irréparable ? Il y a pourtant pire...Dans cette petite communauté paisible et gentrifiée de l'Oregon où tout n'est qu'image et faux-semblants, la disparition du jeune Charlie va créer un séisme.

Mon avis

Une petite rivière et de chaque côté des maisons, c’est un lieu calme où les « riches » commencent à s’installer. Ils achètent une habitation assez ancienne, pas très grande. Ils rasent et construisent, plus haut, plus large, plus cossu….  C’est le cas de Carole et David, les parents de Charlie, trois ans. Dans la demeure voisine, qui elle est restée « intacte », c’est Liz et Owen. Les deux femmes ont quelques années de différence mais elles sont devenues amies.

Liz veut passer le barreau pour devenir avocat. Carole, a eu un poste important chez Google. Maintenant, elle est mère et son emploi préféré c’est de s’occuper de son petit garçon.

Le matin de l’examen arrive pour la première. Elle est en retard, stressée, shootée aux médicaments qu’elle a pris pour tenir. En sortant la voiture du garage, c’est le drame. Elle heurte Charlie et sur un coup de folie qu’elle ne s’explique pas, elle cache le corps du petit garçon.

C’est vers elle que Carole vient chercher du soutien et elle se doit d’être là pour elle malgré la culpabilité qui la ronge. Liz est tiraillée, elle est coupable et elle est perdue. Elle essaie de communiquer avec son mari pour partager son ressenti. Lui, il ne pense qu’au « qu’en dira-t-on » et à leur réputation. Les discussions sont conflictuelles.

Chez les voisins, ce n’est pas mieux. David passe plus de temps dans son restaurant et avec ses investisseurs qu’auprès de son épouse. Que cherche-t-il à fuir ?

La disparition du bambin fait ressortir les vraies personnalités, met au jour les non-dits, les secrets, écorche les images bien lisses de couples presque parfaits. On plonge au côté de Liz et des remords qui la rongent, on accompagne Carole dans ses souffrances de Maman, en manque de son petit, qui perd espoir. On observe l’évolution de chacun. En fonction des personnes, ce ne sont pas les mêmes choses qui sont importantes.

C’est avec une écriture fluide (bravo et merci au traducteur) que l’auteur nous entraîne dans ce thriller domestique ou un duo d’enquêteurs mènent les investigations pour comprendre. Les chapitres sont courts, il y a du rythme, des rebondissements, on est surpris jusqu’à la fin, excellente !

 


"L’autre rive de la mer" d'António Lobo Antunes (A Outra Margem do Mar)

 

L’autre rive de la mer (A Outra Margem do Mar)
Auteur : António Lobo Antunes
Traduit du portugais par Dominique Nédellec
Éditions : Christian Bourgois (11 Avril 2024)
ISBN : 978-2267049633
450 pages

Quatrième de couverture

Dans la Baixa do Cassanje, une région du nord de l’Angola, une révolte éclate en 1961 parmi les travailleurs noirs, excédés par les conditions iniques que leur impose la Cotonang, compagnie luso-belge exploitant la main-d’œuvre locale pour la production de coton. Cette insurrection, qui constitue l’une des premières étapes de la lutte pour l’indépendance de l’Angola, est violemment réprimée lorsque le pouvoir colonial portugais envoie son armée et son aviation pour y mettre fin.
Trois personnages prennent tour à tour la parole, rattrapés par leurs souvenirs et leurs obsessions : la fille d’un planteur, un ancien chef de district, un colonel de l’armée portugaise à la retraite.

Mon avis

L’Angola, colonisé par le Portugal en 1575, a été gouverné alternativement en tant que colonie, province ultramarine et État de l'Empire colonial portugais. Et puis en 1961, éclate une guerre d’indépendance (qui sera obtenue en 1975).

Ce livre fait référence à une insurrection des travailleurs noirs, qui n’en pouvaient plus de leurs conditions de travail pour la production de coton. Au lieu d’être de se désespérer en continu, ils ont décidé d’agir et de se révolter. Le gouvernement portugais n’hésitera pas et enverra son armée pour réprimer tout cela.

Dans ce roman, trois narrateurs s’expriment tour à tout.
La fille d’un planteur. Elle n’est plus sur place. Elle vit ailleurs, peu importe où. Elle se rappelle son quotidien avec sa famille sur la propriété familiale.
Un fonctionnaire qui a fui la région suite aux événements, il a épousé une femme albinos.
Un colonel portugais, aujourd’hui à la retraite. Il a participé aux opérations militaires dont le but était d’éteindre la mutinerie.

On suit leurs pensées intérieures, leurs idées fixes, leurs souvenirs et les émotions qui y sont liées. Tout remonte à la surface, brusquement ou plus doucement, suivant le rythme de chacun. La mer et ses autres rives sont omni présentes proposant différents points de vue selon le bord sur lequel on se trouve…. C’est surprenant, déroutant dans un premier temps puis on laisse le style s’installer et on « écoute » le flot monter… On n’a pas forcément de repères spatio-temporels, c’est l’instinct de l’écrit qui domine. Passé et présent peuvent se bousculer avec intervention d’un dialogue, le plus souvent à sens unique, comme si les réponses étaient dans la suite du texte.

Le titre et la couverture l’évoquent déjà. L’écriture, ce sont des vagues. Elle est parfois calme, puis tumultueuse, ou corrosive. Elle bouge, part, revient, écorche, caresse, sans début, sans fin, seulement quelques pauses, ou des soupirs, des respirations saccadées ou silencieuses et douces. Une vague par chapitre (d’une vingtaine de pages), une phrase longue ponctuée par des sauts à la ligne et des paroles précédées de tirets représentant des mots jetés, prononcés par un tiers le plus souvent, semblables à des cailloux dans l’eau qui alors gicle plus fort et surprend le lecteur. On est éclaboussé, secoué. On pénètre dans un univers où différents thèmes sont évoqués. Le racisme avec toutes ses dérives, du mot échappé intentionnellement, l’air de rien à la violence plus importante et le plus souvent irraisonnée. Le traumatisme de vivre ou de faire vivre, sans vraiment l’avoir choisi, une situation de tension, de soulèvement. Les relations familiales difficiles lorsque chacun souffre, cherche sa place, essaie d’avancer et fait preuve de maladresse.

Entre prose et poésie, ce recueil peut sembler inclassable, mais il est sans doute à ranger dans ces lectures marquantes, riches de sens où la langue est exploitée dans toute sa beauté, offrant des messages qui font mouche, emportant le lecteur vers des rives insoupçonnées, là où la mer n’est, chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ….

"Quand volent les girafes" de Martine Sonnefraud-Dobral

 

Quand volent les girafes
Auteur : Martine Sonnefraud-Dobral
Éditions : Le Lys Bleu (1er Mars 2024)
ISBN : 979-1042223878
276 pages

Quatrième de couverture

Prenez une poignée de personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer, toutes à la retraite ou presque… Un ex-inspecteur du FBI nostalgique, un ouvrier en mécanique pris par le temps, une ancienne star du muet excentrique, un catcheur professionnel superstitieux, un professeur de littérature kleptomane et un descendant des Indiens Choctaw multitâche. Joignez un soupçon de faussaire repenti mâtiné de joueur de poker professionnel, ajoutez à l’ensemble une goutte d’ado déterminée, et beaucoup, beaucoup de chance…

Mon avis

Ce roman présente une saga familiale sur trois générations, toutes reliées par le tableau « Les tricheurs » et l’amour des jeux de cartes.

On commence en Turquie vers 1915. C’est l’époque du génocide des Arméniens et ils doivent fuir. On découvre un couple qui s’échappe jusqu’en Syrie. Ensuite, leur fils part en 1921 pour les USA. C’est là que se déroule l’essentiel du récit.

J’ai aimé ces premières pages avec un contexte historique riche et intéressant. On est tout de suite dans l’histoire et on s’attache aux personnages. Ils ont de la consistance et on a déjà envie de connaître leur avenir. Ce début est important car il montre des individus avec du caractère, ayant le souhait de s’en sortir.

Viennent ensuite les premières années américaines avec un jeune homme désireux de réussir mais fragilisé par son addiction au poker. On le voit lutter, sombrer, essayer de se relever…. De chapitre en chapitre, on suit cet homme ses difficultés, ses joies, ses erreurs jusqu’à la rayonnante Charlène, sa petite fille qui va découvrir le passé et nous entraîner à sa suite dans une aventure surprenante ...

Le grand-père est un sacré bonhomme mais Charlie n’a rien à lui envier. Ils ont du caractère, du charisme, de la volonté et autant l’un que l’autre, ils ont beaucoup d’amour à donner et sans aucun doute, à recevoir.

On passe par de nombreuses émotions et tout s’enchaîne sans problème. Les scènes et les lieux sont décrits de manière visuelle et c’est comme si on y était !

L’écriture fluide, prenante de l’auteur nous permet de plonger rapidement dans le quotidien des protagonistes, dans leur vie. Le suspense est parfaitement dosé pour maintenir notre intérêt. L’introduction du tableau « Les tricheurs » de Le Caravage dans le texte sert de fil conducteur et la façon dont c’est fait est subtile.

Avec ce recueil, Martine Sonnefraud-Dobral n’est pas restée dans son registre habituel. Elle a changé de genre mais la réussite est complète !

J’ai eu beaucoup de plaisir tout au long de ma lecture, il n’y a aucun temps mort et le rythme s’accélère sur la fin pour notre plus grand bonheur.


"Dentelle et salopette" d'Agnès Ollard

 

Dentelle et salopette
Auteur : Agnès Ollard
Éditions : 5 sens (20 avril 2022)
ISBN : 978-2889493562
370 pages

Quatrième de couverture

Au moment de refermer les volets de la vieille bâtisse, la narratrice se souvient… Elle a 5 ans. Années 6O. Au manoir, le dimanche, elle s’appelle Lucienne, fille d’Émile Marsignac, riche industriel de l’Angoumois, un homme austère et distant qui la terrorise et jamais aucun mot n’est prononcé sur les absences prolongées de sa mère. En semaine, chez Mamé sa nourrice, on l’appelle Lulu et elle grandit libre au sein d’une famille bigarrée et exubérante.

Mon avis

Parfois on se demande pourquoi un roman passe inaperçu. Bien sûr, il y a tellement à lire ! Mais celui-ci vaut le détour tant par le fond que par la forme.

1994, deux sœurs se retrouvent face à une terrible décision. Leur père n’a plus toute sa raison et il faut dénicher une maison de retraite car il n’est plus possible pour lui de rester seul. Irène, l’aînée est prête à faire les démarches, à placer le paternel, « on n’a pas le choix, il le faut »… Pour Lucienne, la plus jeune, ce n’est pas la même chose. Cet homme distant, son Papa, elle l’a peu vu. Elle était placée chez Mamé quand elle était petite. Une mère absente, souvent malade et un père défaillant, débordé par son travail de « patron ». Alors Lucienne est devenue Lulu chez sa nourrice. Elle a côtoyé les petits de l’assistance qu’elle gardait, elle bondissait, chantait, riait, heureuse. C’est elle qui raconte, car le passé remonte au moment de fermer les volets de l’habitation familiale.

L’histoire alterne 1994 et les années 60 où on suit l’enfance de Lucienne (née en 1954) partagée entre deux maisons, deux mondes, deux vies totalement opposée…. Au manoir, c’est la rigueur, chez la nounou, la fantaisie. On découvre en plus des lettres du Papa. Il a écrit à ses filles avant de perdre la tête complètement, à sa femme pendant les années où elle n’a que très peu été présente. Ces missives permettent au lecteur et à ses filles de découvrir un homme qui n’a rien à voir avec celui qu’on pense connaître.

Les secrets de famille, ce qui s’est passé pendant la guerre, les non-dits, les qu’en dira-t-on, ce qu’on dit, ce qu’on tait, ce qu’on voudrait dire et qu’on ne répète qu’à quelques-uns…. Agnès Ollard explore les relations familiales avec délicatesse, finesse. Son ton est très juste, teinté d’humour et de dérision mais toujours très bien dosé.

Son texte est non seulement équilibré entre les différents aspects (passé, présent, courriers) mais surtout intéressant par les thèmes abordés. Même teintées d’humour, les réflexions sont complètes, riches, porteuses de sens. Les personnages ont du caractère, de la profondeur, leur comportement est analysé par rapport à ce qu’ils vivent, ce qu’ils subissent. Ils sont « vivants » comme s’ils existaient réellement.

Ce récit est magnifiquement écrit. Le vocabulaire est ciblé et de qualité (avec quelques mots charentais que j’ai entendu dans la bouche de ma grand-mère). L’orthographe également et c’est à souligner car ce n’est pas toujours le cas. J’ai lu que l’auteur avait travaillé en psychiatrie. Je pense que cela joue sur son approche de ses personnages. Elle les « cerne » tout de suite dans leurs ressentis, leurs émotions et c’est pour cela qu’elle les rend « palpables ».

 Je suis rentrée à petits pas dans cette famille, j’ai aimé faire connaissance avec tous ceux qui la composent, avec leurs voisins et leurs amis, et je les ai quittés à regret. Empli de douceur, de pudeur, ce recueil est une magnifique découverte et je suis contente de l’avoir lu.