"Les brisants" de Vanessa Bamberger

 

Les brisants
Auteur : Vanessa Bamberger
Éditions : Liana Levi (30 Mars 2023)
ISBN : 979-1034907403
194 pages

Quatrième de couverture

Alléger le vernis, dégager les repeints, combler les lacunes requiert de longues heures de concentration et de patience qui permettent à un tableau ancien de renaître. Peut-on faire de même avec le passé ? Le jour où Marion décide de poser ses outils de restauratrice pour se rendre là où s’est nouée sa douloureuse histoire familiale, elle pense ainsi parvenir à se débarrasser des repeints dont sa mère a recouvert le drame qui les a frappées et l’image de son frère Léo, disparu sur l’île de Batz vingt ans auparavant.

Mon avis

Marion a vingt-six ans, elle est restauratrice de tableaux anciens. Son métier la passionne, elle fait preuve de patience, de délicatesse, elle observe les repeints, nettoie, scanne les toiles de son œil de spécialiste avant de leur redonner vie. Côté cœur, c’est le calme plat. Elle a une relation forte avec sa mère, Edith, qui est à la fois critique et surprotectrice envers elle. Leur lien est ambivalent, toujours sur le fil. Elles s’aiment mais il y a des non-dits. En effet, Léo (Léonard) le frère bien aimé de Marion a disparu des années auparavant alors qu’il était en colonie sur l’île de Batz. Edith ne s’en est jamais remise, perdre un enfant, qui plus est le chouchou, est terrible pour un parent. Elle en parle souvent à sa fille, il était si merveilleux, et Marion, elle l’oublie ? Elle ne s’en rend pas compte mais son attitude étouffe sa fille.

Aussi lorsque celle-ci, à la faveur d’une découverte dans les papiers de sa mère, peut aller sur l’île de Batz et dans les environs, elle n’hésite pas. Espère-t-elle comprendre ce qui est arrivé à son frère il y a longtemps ? Souhaite-t-elle mettre un peu de distance entre sa mère et elle ? Est-ce pour cela qu’elle ne lui dit pas où elle se rend ?

Sur l’île, elle fait connaissance avec les habitants et réalise qu’ils savent peut-être quelque chose sur les événements passés. Mais elle n’obtient pas de réponses. Une espèce de solidarité les lie, ils se taisent, ou se contentent d’allusions. Elle-même ne dit pas qui elle est. Pour se protéger ? Pour obtenir des informations sans dévoiler son identité ? Pour profiter de ce lieu hors du temps ?

En partant là-bas, Marion ne se doutait pas que plusieurs de ses certitudes allaient être bouleversées, qu’elle ne sortirait pas indemne de ce séjour. La jeune femme avance dans la connaissance de son histoire personnelle. Va-telle réussir à s’en détacher, à s’émanciper ? Avec une écriture délicate, l’auteur nous emmène au plus près des « brisants », ces secrets familiaux auxquels on se heurte, sans savoir s’ils vont nous blesser, nous détruire ou si on va glisser contre eux.

Une atmosphère particulière imprègne ce roman. Tout d’abord les paysages îliens avec le jardin exotique, les embruns, les grandes marées, une nature sauvage où les algues brunes sont observées, décortiquées par les scientifiques, et puis les hommes et les femmes qui peuplent ce coin de terre imprégné de légendes. Ils sont liés à leur terre, ils se serrent les coudes et ils ne disent rien à ceux qui viennent « en étranger ».

C’est un récit de filiation, de résilience, d’acceptation, de cheminement, d’émancipation. Marion « grandit » au fil des pages, elle essaie de s’affranchir de tout ce qui lui pèse mais ce n’est pas si simple. Les obstacles sont là et quand il n’y en a pas, elle s’en construit toute seule, se refusant le bonheur …

Vanessa Bamberger propose dans ce livre une histoire finement ciselée. Les personnages, l’intrigue de fond sont travaillés, réfléchis et parfaitement intégrés au contexte. Une belle lecture !

"Quand tu ouvriras les yeux" de Pétronille Rostagnat

 

Quand tu ouvriras les yeux
Auteur : Pétronille Rostagnat
Éditions : HarperCollins (22 mars 2023)
ISBN : 979-1033914310
304 pages

Quatrième de couverture

Depuis son divorce, Marion sombre dans la dépression. Assommée de médicaments, elle réalise à peine qu’à 16 ans, sa fille Romane a bel et bien quitté l’enfance. Jusqu’au soir où Romane rentre à la maison en état de choc. Marion est prête à tout pour protéger sa fille.

Mon avis

Avant c’était un couple uni et leur fille, une jeune adolescente. Mais ça c’était avant. Maintenant, Laurent s’est installé avec une petite jeune dont il est fou amoureux. Son ex-femme, Marion a perdu pied, elle prend des cachets, ne travaille pas ... Le divorce est acté et Romane la fille du couple continue le lycée, tout en rêvant d’autre chose. Autre chose ? Un peu d’adrénaline, plus d’indépendance financière, une vie de fête …

Pourtant, depuis leur séparation, ses parents lui ont déjà bien lâché les baskets. Elle en profite, joue sur les deux tableaux, quand on a deux maisons, c’est plus facile de tromper l’un ou l’autre…. La complexité du statut de lycéenne est retranscrite avec intelligence, les exemples sont percutants. Et puis, un jour, un drame. À qui demander de l’aide ? C’est vers sa mère que Romane se tourne et celle-ci répond présente. La fibre maternelle a parlé, elle se doit de soutenir sa fille. Pourtant cette maman ne va pas bien du tout, mais c’est peut-être le déclic qui va la remotiver, l’obliger à sortir de son marasme ?

Jusqu’où peut-on aller pour nos enfants ? Que peuvent-ils nous demander, exiger ? Où commence et s’arrête la confiance ? Est-on coupable de leurs dérives, de leurs erreurs ? Comment les accompagner, sans les brimer, pour qu’ils grandissent en devenant des hommes et des femmes ?

Toutes ces questions sont présentes dans le dernier roman de Pétronille Rostagnat. Elle aurait pu se contenter d’aborder ces thèmes qui sont déjà très importants.

Mais elle a fait bien plus fort !

Elle nous entraîne dans une histoire aux multiples rebondissements. Manipulé-e-s et manipulateurs-trices se côtoient, le lecteur se pose des questions, envisage le pire, mais il y a encore pire que le pire… On le sait les personnes perverses ça existe mais s’il vous plaît Pétronille, rassurez-moi, pas à ce point quand même ? Le récit est bluffant jusqu’au bout et ça c’est terrible car on ne peut pas souffler. L’atmosphère de suspicion nous déstabilise, on espère, on voudrait tant et puis …

De l’extérieur, on peut penser que l’histoire est un peu alambiquée, mais l’auteur maîtrise parfaitement les événements qu’elle présente, elle nous balade de l’un à l’autre et sans arrêt, on se questionne et on sent comme une épée de Damoclès en permanence, une tension…

L’écriture est addictive, fluide. On a le souhait de connaître l’évolution des personnages. Même si certains sont exaspérants, on veut savoir ce qu’ils vont devenir, des fois qu’ils soient plus agréables au fil des pages.

Cette lecture bouleversante, surprenante, étonnante, m’a beaucoup touchée, elle m’a retourné les tripes et je ne risque pas de l’oublier….                                                                  

"Une saison pour les ombres" de R.J. Ellory (The Darkest Season)

 

Une saison pour les ombres (The Darkest Season)
Auteur : R.J. Ellory
Traduit de l’anglais par Etienne Gomez
Éditions : Sonatine (5 Janvier 2023)
ISBN : 978-2355849909
410 pages

Quatrième de couverture

Nord-est du Canada, 1972. Dans cette région glaciale, balayée par les vents, où l'hiver dure huit mois, la petite communauté de Jasperville survit grâce au travail dans les mines d'acier. Les conditions de vie y sont difficiles. Montréal, 2011. Le passé que Jack Deveraux croyait avoir laissé derrière lui le frappe de plein fouet lorsqu'il reçoit un appel de Jasperville.

Mon avis

Les Devereaux ont été une famille, des parents, trois enfants et puis tout a explosé. Ils avaient quitté le coin du Québec où ils habitaient pour s’installer à Jasperville, « J’espère-ville » mais rapidement le « j’espère » est devenu « je désespère ». Une bourgade sensée vous donner du travail et une vie agréable mais en fait une véritable catastrophe. Rien n’y pousse, la nuit arrive tôt, c’est loin de tout, il n’y a pas d’animation. Une seule piste permet d’y accéder. On y perd le sens de l’orientation, le peu de liens qu’on a avec l’extérieur, , le temps s’efface. Aussi Jacques, un des garçons, a fui, dès que possible, persuadé qu’une autre vie lui conviendrait mieux. Il a laissé derrière lui les souvenirs douloureux, la violence du paternel, la dépression de la mère….

Est-ce que c’est facile d’oublier ? Pas sûr mais lui il s’est appliqué à ne rien dévoiler à ses nouvelles connaissances sur ce qu’il a été et ce qu’il a vécu. Effacés les souvenirs et la famille. Mais on le sait bien, le passé nous rattrape toujours…. Le frère de Jack a des problèmes avec la justice et il doit retourner à Jasperville. Il pense que c’est l’histoire de quelques jours et hop il va reprendre le cours de sa vie comme si de rien n’était.

Mais bien évidemment, ce n’est pas comme ça que les choses se passent. Jasperville est un lieu à part, qui obéit à ses propres règles, ses traditions, où les habitudes ne changent pas, le mode de fonctionnement restant identique. Ce n’est pas aisé de vivre là, de se faire une place quand des événements tragiques arrivent.

En revenant à jasperville, Jack n’imagine pas un instant qu’il va être confronté à ses propres démons, à ses erreurs. La culpabilité le ronge, il ne sait plus comment agir pourtant il a envie d’aider son frère. Il est sans cesse écartelé entre le désir de repartir et celui de comprendre.

Le lecteur le suit entre 1972 et 2011. On découvre ce qui a gangréné les relations familiales et villageoises, ce qui a détruit les liens entre certaines personnes. Ce sont des gens ordinaires mais un grain de sable et la destinée est transformée.

C’est le point fort des romans de cet auteur, nous montrer l’influence du hasard, des petites choses qui peuvent déstabiliser un équilibre peut être fragile. C’est sombre, c’est noir, l’atmosphère est lourde, mais c’est terriblement addictif. Les personnages sont finement travaillés, leur côté obscur est bien présent. Qu’est-ce qui pousse un homme à devenir méchant, à commettre des actes impardonnables ? Ellory sonde les esprits, les âmes, gratte au plus profond pour cerner chaque individu.

Son écriture est belle. Le vocabulaire (merci au traducteur) est de qualité, un tantinet poétique. Ce sont des récits durs sans beaucoup d’espoir mais tellement bien rédigés qu’on ne peut qu’aimer.

Je suis totalement fan de cet auteur !


"Tout faux" de Veronica Raimo (Niente di vero)

 

Tout faux (Niente di vero)
Auteur : Veronica Raimo
Traduit de l’italien par Audrey Richaud
Éditions : Liana Levi (23 mars 2023)
ISBN : 979-1034907458
210 pages

Quatrième de couverture

Un père obsessionnel toujours prêt à dégainer de grands principes et un flacon d’alcool pour désinfecter tout et tout le monde, une mère anxieuse qui appelle jour et nuit sa progéniture pour se rassurer, une grand-mère qui se pare de ses plus beaux atours pour regarder la télévision. La famille de Veronica, la narratrice, est résolument hors norme. Comment s’étonner alors que Veronica, née au milieu de ce paysage déroutant où l’ennui règne en maître, ne parvienne pas à devenir adulte, allant jusqu’à douter de ce qui lui arrive et à croire ce qu’elle invente.

Mon avis

J’écris des choses ambiguës et frustrantes

Lorsqu’on demande à l’auteur si ce livre est une autobiographie, elle explique que la mémoire va chercher des souvenirs qui sont forcément soumis à interprétation. Pour elle, il ne peut pas exister une seule réalité.

Pas d’intrigue, pas de récit linéaire et pourtant un plaisir de lecture très agréable. L’auteur nous embarque dans l’histoire d’une vie, celle de Veronica (toute ressemblance avec etc etc ;- ) Ce n’est pas linéaire, mais les différents « épisodes » peuvent être reliés par une même thématique : la relation à la mère, le sexe …

Ces tranches de vie sont écrites et décrites avec humour et ironie, c’est grinçant, désopilant. Veronica vit dans une drôle de famille, sa mère est surprotectrice, son père a des idées bien à lui sur l’hygiène, son grand-père l’appelle gros cafard. Elle grandit dans un petit appartement où portes et cloisons vont et viennent. Avec son frère, elle espionne le monde extérieur par les fenêtres diminuées de moitié. Alors elle invente pour elle et pour ceux qu’elle côtoie, d’autres quotidiens, d’autres envies, d’autres occupations et tout se mélange. Ce qu’il se passe réellement, ce qu’elle souhaite ardemment pour pimenter la morosité et la répétition des évènements.

C’est gai, subtil, généreux. Le ton est âpre mais sans animosité. On voit Veronica se lâcher, s’émanciper, faire ses propres choix, être confronté au deuil et à la perte de l’amitié. Parfois, on la sent fuyante quand les questions la dérangent, comme si se confier, c’était perdre une partie de son identité. Sa famille tient une grande place, peut-être trop d’ailleurs, alors il est nécessaire de s’affranchir, de grandir et de prendre les rênes en main.

Le lecteur se doute bien que tout ça a, une part de faux et une part de vrai mais en quel pourcentage ? Le mensonge (comme le fait de souffrir d’une maladie pour expliquer une non réponse ou un retard) est-il une pirouette ou une façon de taire une vérité dérangeante ? Et ces exemples sont-ils issus de l’imagination de Veronica Raimo ou de ce qu’elle vit ? La mémoire joue des tours et c’est tant mieux, ai-je envie d’écrire, cela offre de la fantaisie, la possibilité de « retourner » les passages plus difficiles, plus douloureux que l’on veut oublier et ainsi en créer d’autres.

Je ne sais pas si la traductrice a ri en mettant ce texte en français. Ce qui est certain, c’est qu’elle a certainement réussi à en garder le fait que l’auteur ne se prenne pas au sérieux, qu’elle nous transmette une vue sur une famille italienne hors norme. Chaque individu a ses névroses (même Veronica) mais elles ne sont pas analysées sur un plan psychologique ce qui aurait alourdi le propos, elles sont presque tournées en dérision et cela permet de prendre du recul.

C’est une lecture qui m’a beaucoup plu. J’ai souri le plus souvent, j’imaginais les scènes (notamment le logement), les dialogues où l’interlocuteur devait se demander si c’était la vérité, je me disais : mais où va-t-elle chercher tout ça ?

Je conclurai avec ces quelques mots extraits du roman :

« Et c’est comme ça que je me sens, à chaque minute mon existence : mais oui, allez, on va dire que c’est moi. »

"Les sources" de Marie-Hélène Lafon

 

Les sources
Auteur : Marie-Hélène Lafon
Éditions : Buchet-Chastel (5 Janvier 2023)
ISBN : 978-2283036600
130 pages

Quatrième de couverture

Années 1960. Isabelle, Claire et Gilles vivent dans la vallée de la Santoire, avec la mère et le père. La ferme est isolée.

Mon avis

Un roman court, épuré, ramassé et pourtant percutant.
Une écriture brute, dépouillée, et pourtant tout est dit.

Une famille de taiseux, en milieu rural, dans le Cantal. Trois dates : 1967, 1974, 2021. Trois parties de plus en plus courtes comme si le temps passait de plus en plus vite, ou alors c’est qu’il y a moins à dire car on arrive « au bout » de cette famille.

Un couple, ils sont mariés, trois enfants. Il faut bosser, se taire, assumer les différentes tâches pour la ferme et les gosses. Lui, c’est l’homme, sûr de ce qu’il est, de ce qu’il veut.

On découvre d’abord le regard et les ressentis de la mère, ce qu’il faut taire, voire cacher, ce qu’on peut partager. Jusqu’où subir ce qui est intolérable, peut-on fuir et échapper à son destin ? Ensuite c’est le père, ses liens avec ses filles, avec son fils, qui évidemment ne prendra pas la suite. Pour conclure, c’est une des filles qui revient à la maison qui a été vendue.

Peu de mots, parfois il faut lire entre les lignes. Mais des thèmes importants sont abordés. La place de l’épouse dans les années 60, les choix, les rapports familiaux, le « rôle » de chacun ou celui qu’on lui donne car le choix est-il possible ? Il faut rester dans ce que le père souhaite, dans sa norme à lui.

Marie-Hélène Lafon nous emmène dans une famille de taiseux, là où en premier lieu on baisse les yeux avant de, peut-être, oser dire « je » et vivre sa vie…

Un livre d’atmosphère, à l’ambiance tendue, palpable, une vraie réussite !


"Au bord du désert d'Acatama" de Laure des Accords

 

Au bord du désert d'Atacama
Auteur : Laure des Accords
Éditions : Le Nouvel Attila (3 Mars 2023)
ISBN : 9782493213358
130 pages

Quatrième de couverture

Santiago, années 1970. La Brigade Ramona Parra peint sur les murs en signe de protestation et d’opposition à Pinochet. Amalia est l’une de leurs membres. Hantée par son père, notable, soutenue par sa mère, conteuse, aidée de ses compagnons d’armes et de poésie, elle poursuit son art sans jamais savoir (ou vouloir savoir) qui l’a livrée à ses bourreaux.

Mon avis

Le plus souvent la jaquette d’un livre est utilisée à des fins publicitaires. Pour ce titre, ce n’est pas le cas.

En premier lieu, un tableau d’Irene Dominguez, née à Santiago du Chili en 1930. Elle est partie en 1964, pour Paris. Ses fresques murales, colorées, représentant souvent des femmes en train de danser, montraient son désir de liberté. Après 1975, elle a beaucoup voyagé, peignant pour dénoncer ce qui se passait dans son pays d’origine. Gaie, enthousiaste, battante, elle n’a pas cessé d’utiliser son art pour porter sa voix et faire entendre le combat contre les dérives militaires. Elle est décédée en 2018. Le choix de cette œuvre sur la jaquette nous informe déjà sur notre future lecture.

A l’intérieur de la jaquette, des témoignages. On ne les voit que lorsqu’on l’enlève, ils se dévoilent alors à nous. Prêtre, prisonnier -ière, militant -e-s, tous expriment leurs souffrances, leur révolte, leur peur de mourir, leur sentiment d’injustice face à ce qu’on leur fait subir. Ces lignes sont « cachées » mais dès qu’elles apparaissent (en blanc sur fond bleu turquoise), elles nous attirent et nous nouent déjà les tripes…

Et puis vient le moment de découvrir le récit de Laure des Accords. Elle parle d’Amalia Basoalto. Une femme qui vit en France, en 1986. Elle peint, c’est son principal mode d’expression. Elle se réfugie dans sa peinture qui remplace la parole, qui hurle ses mots, ceux étouffés en elle et qui ne demandent qu’à sortir.

Comment est-elle arrivée là ? En 1974, c’est dans son pays qu’elle couvrait les murs de couleurs en opposition à Pinochet. Mais elle a été dénoncée …

C’est avec une écriture lyrique, à fleur de peau, à fleur de mots que l’auteur nous bouleverse avec l’histoire d’Amalia. Elle a été dépouillée de tout mais elle a gardé son art et c’est ce qui l’a sauvée. Très poétique, ce récit se savoure. On s’imprègne du phrasé, parfois épuré mais porteur de sens. Et on lit entre les lignes, la douleur, l’espoir et la volonté de continuer d’exister malgré les obstacles, les rebuffades, le mépris, la violence…

Un texte délicat, magnifique.


"Les champs brisés" de Ruth Gilligan (The Butchers)

 

Les champs brisés (The Butchers)
Auteur : Ruth Gilligan
Traduit de l’anglais (Irlande) par Elisabeth Richard Berthail
Éditions : Seuil (3 Mars 2023)
ISBN : 978-2021499490
354 pages

Quatrième de couverture

En Irlande, huit Bouchers parcourent le pays pour abattre le bétail conformément à une tradition ancestrale selon laquelle la famine s'abattrait sur le pays si le rituel n'était pas respecté chaque année. Or à la fin des années 1990, face à la modernisation de l’Irlande et à la crise de la vache folle, ces compagnons sont voués à disparaître. Una, douze ans, fille de l'un des Bouchers, est prête à tout pour devenir l’une des leurs.

Mon avis

2018 : une exposition de photos. L’une d’elle date d’une vingtaine d’années. Elle représente un boucher. Pas n’importe lequel, un Boucher (avec une majuscule) faisant partie d’un groupe (il y en a plusieurs) de huit qui parcourait l’Irlande pour abattre le bétail d’une certaine façon afin d’éviter la famine sur le pays.

1996 : les huit Bouchers repartent en mission. Selon la légende, ils vont parcourir le pays, s’arrêter dans certains lieux et suivre le rituel. Aucun d’eux ne doit être absent, ils doivent toucher l’animal et tuer en obéissant scrupuleusement aux règles. Pendant ce temps, leurs femmes et leurs enfants attendent leur retour. Onze mois de l’année à arpenter le pays pour occire le bétail chez les croyants en respectant la tradition.

On se retrouve dans une Irlande rurale qui commence sa mutation vers plus de modernisme. Le scandale de la maladie de la vache folle pose un problème aux Bouchers, on est en 1996, en plein Euro de foot, de nouvelles lois sont votées… L’auteur installe son histoire dans un contexte historique riche et bien documenté.

Les chapitres présentent différents personnages sur des lieux distincts. Dans le comté de Caven, Grá, et sa fille Úna partagent leur quotidien car le père, Boucher, est parti en mission. Dans le comté de Monaghan, c’est avec Davey et ses parents que nous faisons connaissance. On a également, parfois, quelques pages d’interlude. On alterne les lieux et les points de vue, on sait toujours où ça se passe et de qui il s’agit. Les deux adolescents cherchent leur voie, ils veulent assumer leur choix mais savent bien qu’en le faisant, ils ne rentreront pas dans la « norme » de ce qu’avaient pensé leurs parents. C’est difficile pour eux. Ce n’est pas simple non plus pour les huit hommes sur les routes. Ils ne sont pas forcément accueillis avec enthousiasme. L’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) affole, personne ne peut gérer cette pathologie et il faut peut-être en tenir compte dans ce qu’ils font …. Les gens commencent à se méfier, l’angoisse monte.

C’est un roman extraordinaire avec une intrigue peu commune. L’auteur a fait preuve d’une belle imagination. Il y a une atmosphère particulière, énigmatique, troublante, mêlant folklore et réalité, avec des secrets, des non-dits. C’est habilement mis en place, intégré. Les individus ne sont pas ordinaires. Chacun a besoin de cheminer pour se sentir mieux, pour avancer, mais quelques fois le poids de la culpabilité, des questions sans réponse pèse trop lourd.

Ce récit m’a fascinée, je l’ai trouvé original, prenant, captivant. Les protagonistes ont des failles qu’on découvre petit à petit. Chacun essaie de « se réaliser », d’aller de l’avant malgré les traumatismes. On sent que ce n’est pas aisé, que tout le monde se questionne et veut s’intégrer en restant fidèle à ses valeurs mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille….

L’écriture de Ruth Gilligan (merci à la traductrice) est lyrique, feutrée, pleine de sous-entendus, de mystère. Je l’ai trouvée prenante, j’avais envie de savoir la suite. Il y a, régulièrement, l’apparition d’éléments nouveaux ou de rebondissements. Cela maintient l’intérêt et le côté étonnant et peut-être un peu déconcertant de cette aventure.

Une lecture marquante, hors des sentiers battus, à découvrir !

"Une si grande championne" de Célia Poncelin

 

Une si grande championne
Le roman biographique d'une pionnière du ski de fond
Auteur : Célia Poncelin
Éditions : du Volcan (15 Septembre 2022)
ISBN : 979-1097339456
200 pages

Quatrième de couverture

J’ai toujours su que ma mère était une femme hors du commun mais je n’en ai saisi la vraie portée qu’en découvrant un cahier rouge dans les archives familiales. Dans ce trésor, elle avait minutieusement consigné des centaines d’articles de presse dont je me suis inspirée pour raconter son histoire : celle d’une pionnière du ski de fond féminin, qui, dans les années 1970, a remporté plus de vingt médailles d’or en France et au niveau mondial.

Mon avis

Ce roman, que je classerai malgré tout dans les biographies, nous conte l’arrivée de Marie-Christine Subot, la mère de Célia Poncelin, qui a écrit ce livre, dans le monde du ski de fond. C’est en découvrant un vieux cahier à la couverture rouge que cette dernière a compris tout l’impact que sa Maman avait eu sur ce sport. Elle a alors souhaité partager afin de laisser une trace.

Dans les années 70, le ski de fond était un sport d’hommes en France. Les femmes en faisaient pour les loisirs. Mais au lycée, un professeur d’EPS repéra les dispositions de Marie et l’inscrivit à une compétition qu’elle perdit …. Elle partit donc avec sa sœur jumelle à l’école normale de Grenoble pour étudier afin d’être professeur de mathématiques. Dans le cadre de leur cursus, un stage de ski leur fut proposé auquel elles participèrent toutes les deux. Un entraîneur remarqua Marie et une autre vie commença pour elle !

C’est donc le parcours fascinant d’une femme passionnée que ce livre retrace. La difficulté de se faire une place dans un sport masculin, et celle d’être reconnue en cas de victoire. À l’époque la Une des journaux sportifs ou régionaux mettaient plus en lumière les exploits et les résultats des sportifs, les sportives étaient oubliées et reléguées dans l’ombre. Pourquoi ? On peut se le demander. Notre pays aurait dû être fière de « posséder » une femme avec de tels résultats… Le débat pourrait être long … Quid de la parité ?

Un chemin hors normes pour réussir car Marie est une battante. Pourtant, au départ, sans reconnaissance, pas de salaire et elle avait renoncé au professorat pour se consacrer au ski de fond de ce fait financièrement ce n’était pas facile. Malgré les obstacles, le dédain de certains, elle n’a jamais rien lâché. Ses parents l’ont soutenue, son coach l’a aidée, son caractère de fonceuse a fait le reste.

C’est avec une écriture alerte et agréable que l’auteur nous captive. Son récit est intéressant car on voit comment la jeune femme a évolué, quels ont été ses choix, ce qui l’a encouragée ou abattue. Elle avait du tempérament, de l’enthousiasme et la rage de vaincre des athlètes exceptionnelles.

Je ne sais pas si le livre de sa fille suffira à donner la place qu’elle mérite à Marie-Christine Subot mais maintenant, quand on « rentre » son nom sur internet le roman autobiographique apparaît en référence, c’est déjà mieux !

Une très belle lecture !


"Néréides" de Christophe Royer

 

Néréides
Auteur : Christophe Royer
Éditions : Taurnada (16 Mars 2023)
ISBN : 978-2372581158
278 pages

Quatrième de couverture

Quand Nathalie Lesage, commandant à la PJ de Lyon, reçoit un appel au secours de l'un de ses amis, elle n'hésite pas une seconde et part aussitôt pour Albi afin de l'aider à retrouver sa jeune sœur. Une banale disparition qui, très vite, va se transformer en course-poursuite, jonchée de cadavres et de mystères : un dangereux et insaisissable « Monsieur Étienne », une obscure école de magie, d'étranges disparitions…

Mon avis

Nathalie Lesage est de retour mais je vous rassure tout de suite, si vous n’avez pas lu ses précédentes aventures, vous pouvez faire connaissance avec elle dans ce roman.

Elle travaille toujours à la policière judicaire de Lyon et fait équipe avec un jeune collègue, Cyrille. Leur binôme fonctionne à merveille, ils se comprennent vite, se complètent et se soutiennent. Mais voilà qu’un ex à elle, Samir, l’appelle au secours. La sœur de ce dernier, Louna, a disparu à Albi et il est très inquiet. Ça tombe bien, notre commandante préférée a quelques jours de repos à prendre et elle part le rejoindre. L’affaire pourrait être rondement menée mais il n’en est rien. Il s’avère que la situation est très complexe et une enquête s’impose. Bien qu’elle ne soit pas en mission officielle, Nathalie dérange les policiers qui sont sur place, creuse, mais ne lâche rien. Elle sent bien qu’on lui met des bâtons dans les roues et elle devra demander de l’aide à son coéquipier lyonnais.

Le roman a plusieurs entrées, on suit l’enquête autour d’une école de magie très particulière, puis des jeunes filles captives, ainsi que quelques personnages retors et mystérieux. L’atmosphère est tendue, angoissante. Une vieille dame, Lucie, aide Nathalie et son collègue. Elle a observé, noté, analysé plein de choses. Pourquoi ? En quoi est-elle concernée ?

L’intrigue est vraiment travaillée, il y a d’excellentes recherches de fond pour que ce soit crédible, que ça se tienne. On sent que Christophe Royer s’est documenté, même les lieux évoqués à Albi le sont avec exactitude. Les traits de caractères, les forces et les faiblesses des protagonistes sont finement décrits, on ressent notamment la fragilité de Nathalie sous sa carapace. Il y a beaucoup de rythme, les actions s’enchaînent, pas le temps de souffler et le temps tourne (comme les pages ; -) On ressent l’urgence d’agir des enquêteurs mais également leur impuissance, leur désespoir quand ils ne trouvent rien.

L’auteur maîtrise très bien son histoire, il sait semer des indices, nous emmener sur de fausses pistes et nous retourner comme une crêpe. Le propos est dur, terrifiant, il montre jusqu’où pourrait aller la folie des hommes et ça fait peur, très peur…

L’écriture est vive, percutante, Christophe Royer écrit des textes de plus en plus aboutis. Son récit a de la profondeur, de la puissance. Il nous transmet des émotions avec précision et nous met parfois le cœur en vrac.

C’est un recueil de qualité et un excellent thriller.

"Maud Martha" de Gwendolyn Brooks (Maud Martha)

 

Maud Martha (Maud Martha)
Auteur : Gwendolyn Brooks
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Huynh
Éditions : Globe (16 Mars 2023)
ISBN : 978-2383612001
194 pages

Quatrième de couverture

Publié en 1953, Maud Martha est le premier et unique roman de l'immense poétesse américaine Gwendolyn Brooks. Largement inspiré de la vie de l'autrice, Maud Martha retrace en trente-quatre brefs tableaux les différentes étapes de son existence : enfance, jeunesse, mariage, vie conjugale, maternité... Les épisodes de la vie, qui sont les mêmes pour tous, éprouvés par une jeune femme noire de Chicago dans les années 1940.

Mon avis

Gwendolyn Brooks (1917-2000) était afro-américaine, poète et enseignante. Elle a étudié à Chicago, une ville qu’elle appréciait, dans un établissement élitiste où beaucoup d’étudiants blancs étaient présents. Elle a toujours souhaité écrire et ce qu’elle préférait, c’était la poésie où, d’après les critiques, elle retranscrivait à merveille la réalité. Elle a été lauréate du prix Pulitzer. Elle n’a publié qu’un seul roman, Maud Martha, en 1953. Il est inspiré de sa vie. Elle a, en effet, eu beaucoup de mal à obtenir la reconnaissance qu’elle méritait. C’est seulement cette année que cette histoire est traduite en français.

Maud Martha raconte la vie d’une jeune femme d’origine africaine qui vit à Chicago, elle est née en 1917 et le récit se termine juste après la fin de la seconde guerre mondiale. Ce n’est pas un texte linéaire. Le livre est composé de trente-quatre courts chapitres, comme autant de « photographies » d’un instant T sur le parcours d’une fillette que l’on voit devenir femme, mère et épouse. Chaque « flash » est précis, délicat, écrit dans une langue poétique (ce qui explique le fait de choisir Sabine Huynh comme traductrice. La poésie étant son domaine de prédilection, elle a su parfaitement trouver le ton et les mots pour que cette lecture soit belle et porteuse de sens). On a donc une trentaine d’instantanés de vie de Maud.

Maud, quelle que soit la période, a toujours fait preuve d’optimisme, de résilience, acceptant les événements comme ils se présentaient et essayant de s’adapter. Elle a appris à ne pas déranger, à accepter l’idée que pour elle, certaines choses seraient différentes, plus ardues, à cause de la couleur de sa peau (sa sœur Helen plus claire, reçoit plus d’attention, la pauvre si elle touchait un bouton de porte crasseux….). Dénicher un appartement, aller au cinéma, au théâtre, se faire soigner, tout est plus compliqué. Mais Maud n’en a cure, elle s’accroche, elle avance, la tête haute. Pourtant tout est mis en place pour souligner la différence et parfois, elle sent bien que les adultes (son mari entre autres, quand elle sera mariée) préfèreraient se faire oublier.

Elle ne veut pas de gris, Maud.

« Les sanglots, les frustrations, les petites rancunes, les animosités grandes et laides, les contraintes mesquines sous le couvert de l’amour, l’ennui, qui arrivaient jusqu’à elle en traversant ces murs, portés par les paroles, les cris et les soupirs-tout cela était gris. »

Elle souhaite de la couleur, de la gaieté. Pas de regard soupçonneux quand elle est au milieu des blancs, le racisme n’a pas à diriger ses choix. Elle a besoin de fantaisie, de liberté, d’être elle-même sans contrainte, avec les vêtements et le mode de vie qu’elle choisit. Elle est capable de dire non, de tenir tête avec intelligence, elle est admirable car forte dans ses convictions et pleine de ressources. J’ai aimé son dynamisme et son envie de profiter de chaque instant. Elle a une énergie folle et ne veut pas perdre une seconde.

« Mais si l’amertume était dans la racine, pour quelle raison perdrait-elle son temps à s’en prendre à la feuille ? »

Ce recueil n’est pas long, les chapitres courts sont percutants. Quelques mots, des phrases chocs qui font écho dans notre esprit. Comment vivre quand on se sent quelques fois rejetée, mal considérée au travail ou dans un commerce ? Que dire à ses enfants lorsqu’il leur arrive la même chose ? L’écriture est lyrique, délicieuse, sensible, magnifique. Chaque mot virevolte, portant une forme d’éclat et de couleur, de légèreté, malgré un propos sérieux, effaçant ainsi ce qui pourrait apporter du gris, du pessimisme et faisant pétiller la vie !

NB : il y a encore des Maud Martha, partout dans le monde. Puissent-elles s’inspirer de celle-là pour continuer de tracer la route du respect.

"Les morts d'Avril" d'Alan Parks, (The April Dead)

 

Les morts d’Avril (The April Dead)
Auteur : Alan Parks
Traduit de l’anglais (Ecosse) par Olivier Deparis
Éditions : Rivages (8 mars 2023)
ISBN : 978-2743659073
450 pages

Quatrième de couverture

Alan Parks nous replonge dans la Glasgow des années 70, et plus précisément entre le 12 et le 22 avril, période durant laquelle l’inspecteur Harry McCoy va avoir fort à faire : des bombes artisanales rappelant le mode opératoire de l’IRA explosent dans Glasgow, un capitaine de la marine américaine nommé Andrew Stewart lui demande de l’aider à retrouver son fils, et son vieil ami Stevie Cooper – criminel patenté – sort de prison et ne semble pas prêt à mettre fin à ses activités illégales.

Mon avis

C’est la quatrième fois que je retrouve Harry McCoy, le policier récurrent d’Alan Parks. En effet, il décrit Glasgow dans les années 70 en suivant les mois. Nous sommes ici en Avril 1974, entre le 12 et le 22. Waterloo du groupe ABBA est diffusé dans de nombreux pubs où la bière coule à flots.

Tout commence avec un appartement dévasté par une bombe. Il semblerait que le jeune mort découvert sur place ait mal manipulé son matériel. Un essai artisanal raté ? Quel était le but de cet homme ? Dans un même temps, Harry va récupérer, à sa sortie de prison, un vieux pote, Stevie Cooper, qu’il connaît depuis qu’ils ont ensemble traversé une enfance difficile. C’est une amitié bizarre entre un flic et un voyou, faite d’une tendresse particulière, parfois assortie d’épisodes durs à la limite de la violence

Wattie, son fidèle coéquipier se voit confier une enquête. Il a un fils en bas âge. Fatigue et manque de sommeil sont son quotidien. Pourtant il fait tout pour réussir et être mieux vu de leurs chefs. Il demande à McCoy de l’aider discrètement et à eux deux ils vont mener des investigations.  De plus, dans un bar où ils finissent la journée, un gars interpelle Harry. Son fils de vingt-deux ans a disparu. Il s’appelle Donny et était sur la base navale américaine de Holy Loch. Harry se laisse attendrir….

Alan Parks nous plonge dans une ville de Glasgow sombre, torturée, parfois gangrénée par les gangs, sous la menace des bombes puisqu’une deuxième vient d’exploser. Est-ce que l’IRA est de retour ? Ou s’agit-il d’autre chose ? McCoy et Harry ont du boulot : trouver qui fabrique ces engins et dans quel but, retrouver Donny, le fils disparu, éclaircir une histoire avec Stevie qui est accusé. Il ne faut pas qu’ils s’endorment et la pression est sur leurs épaules. Et ils ont chacun leurs problèmes personnels….

Tout l’art de l’auteur est de nous faire pénétrer dans son récit et de nous embarquer à la suite de ses personnages. Il crée une atmosphère palpable, on y est. On sent les odeurs, on entend les bruits, on a peur, c’est sombre et dur mais tellement addictif. Les protagonistes ont de plus en plus de consistance au fil des intrigues, leurs relations évoluent, s’étoffent. On apprend plus de choses sur eux. Cette fois-ci, McCoy qui depuis trois tomes malmènent son corps en mangeant mal, fumant et buvant, a un ulcère très douloureux qu’il ne soigne pas vraiment correctement. Cela l’affaiblit mais son esprit reste vif et il est très observateur. Capable de déductions pertinentes, il analyse finement les éléments qui sont en sa possession.

L’écriture est une pure réussite (merci au traducteur), c’est fluide, prenant, les dialogues sont parfaitement bien placés, intégrés au texte et on ne se perd jamais. On fait connaissance avec des individus sombres qui font peur, on réalise qu’ils sont prêts à tout pour arriver à leurs fins et la tension monte au fil des pages. Il y a du rythme avec des actions qui permettent de rebondir sur une autre piste mais également des moments plus calmes où les policiers sont plus dans la réflexion. Cela nous permet de souffler car il y a quelques passages difficiles nous montrant jusqu’où peuvent aller les hommes dans l’horreur.

J’ai apprécié les thèmes évoqués en filigrane avec doigté et intelligence. Alan Parks construit son roman sur un fond historique très intéressant qu’il exploite avec tact. Il se bonifie de titre en titre et c’est de plus en plus abouti. J’ai hâte de lire la suite !

NB : Même s’il est sans doute préférable de lire cette série dans l’ordre, ce livre peut être lu indépendamment des autres.

"Avec mes tendres pensées" de Tamara McKinley (Sealed With A Loving Kiss)

 

Avec mes tendres pensées (Sealed With A Loving Kiss)
La pension du bord de mer : tome 9
Auteur : Tamara McKinely
Traduit de l’anglais par Danièle Momont
Éditions : L’Archipel (17 Novembre 2022)
ISBN : 978-2809843149
380 pages

Quatrième de couverture

Sud-est de l'Angleterre, 1942. Après avoir découvert des carnets ayant appartenu à son père adoptif, Mary Jones se rend à Cliffehaven, pour y découvrir le secret de ses origines. Afin de subvenir à ses besoins, la jeune femme trouve un emploi à l'usine Kodak, où elle doit trier les courriers envoyés par les soldats à leurs proches, alors qu'elle-même se languit de recevoir des nouvelles de son fiancé, qui se bat sur le continent. Mais des événements vieux de dix-huit ans pourraient refaire surface, et avoir de terribles conséquences pour Mary et les occupantes de la pension du Bord de mer, où l'héberge la courageuse Peggy Reilly.

Mon avis

La plupart du temps, les livres de cette série peuvent se lire indépendamment. Cette fois-ci, il me semble préférable de lire le tome 8 qui s’achève sur un mystère puis le 9 qui donne des explications et permet de tout savoir.

On retrouve donc Mary qui s’est installée à Cliffehaven. Elle a appris récemment qu’elle avait été adoptée et que ce coin d’Angleterre a un lien avec ses origines. Malgré ses recherches, elle n’apprend rien si ce n’est que son géniteur ne valait pas grand-chose et qu’il vaut mieux l’oublier. Elle reste malgré tout sur place car elle s’est fait quelques amies et sait on jamais elle découvrira peut-être quelque chose…

Ce récit est très étoffé, on suit plusieurs personnages. Rosie et son pub, Doris qui marie son fils, etc. Le contexte historique est bien retranscrit et on frisonne quand on entend les sirènes. On s’attache aux protagonistes (sauf certains qui sont détestables).

L’écriture (merci à la fidèle traductrice) est fluide, il y a des rebondissements et du rythme. La fin peut sembler un brin too much mais ce n’est pas gênant.

Une bonne lecture !


"L'île des souvenirs" de Chrystel Duchamp

 

L'île des souvenirs
Auteur : Chrystel Duchamp
Éditions : L’Archipel (9 Mars 2023)
ISBN : 978-2809846973
242 pages

Quatrième de couverture

Quand Delphine se réveille dans un lieu inconnu, elle est menottée à un radiateur. Bientôt rejointe par une autre prisonnière, qu'elle connaît. L'enquête confiée à la Crim n'avance pas assez vite aux yeux de l'opinion.

Mon avis

Depuis ses premiers écrits publiés chez Archipel, je « suis » Chrystel Duchamp. Elle sait non seulement se renouveler mais son style se bonifie avec le temps. Ce titre (mon préféré) c’est du lourd et cette cofondatrice des « Louves du polar » a tout d’une grande !

La construction de son dernier roman présente les principaux protagonistes : les victimes, l’enquêteur, le profiler, la psycho traumatologue.  Dans chacune des parties, plusieurs chapitres nous emmènent à la suite de l’intervenant concerné. On découvre son profil psychologique, son rôle dans « l’affaire », ses réflexions, son raisonnement face aux faits qui sont évoqués. 

L’écriture est percutante, claire, concise, précise. En quelques phrases, on a les grands traits de caractère de chacun, ses envies, ses forces, ses faiblesses, même si certains se dévoilent moins. En parallèle l’intrigue continue car chaque personnage arrive dans le récit au bon moment pour prendre sa place et faire avancer les investigations. J’ai trouvé cela très astucieux, intéressant.

J’apprécie qu’à chaque fois l’auteur glisse des liens avec l’art, d’une façon différente, mais toujours captivante. Ici, le dessin de la couverture ainsi que le titre de l’ouvrage sont « rattachés » à des événements de l’histoire et c’est vraiment subtil. Chapeau ! De plus, on sent qu’elle se documente en amont pour intégrer de solides références dans son texte. Cela aussi c’est bien pensé car c’est fait avec intelligence. Elle nous éclaire notamment sur l’amnésie dissociative, le fonctionnement de la mémoire et les séances de remémoration. Jusqu’où un traumatisme important peut entraîner « l’effacement » de nos souvenirs ? Comment faire revenir ces derniers ? Dans quel but se rappeler la souffrance, l’horreur d’un vécu que notre cerveau a soigneusement choisi d’oublier ? On peut se demander si c’est bien utile, n’est-ce pas ? Et pourtant si cela peut aider à coincer un assassin, c’est une bonne idée non ?

Dans ce recueil, nous faisons connaissance avec Delphine, une jeune femme étudiante issue d’une famille bourgeoise. Elle a du mal à assumer son homosexualité car dans son milieu familial, c’est le genre de choix qui dérange. Pour ses études, elle s’est suffisamment éloignée pour cacher cette tendance à ses parents. Mais ce n’est pas si simple que ça. Quand on est amoureux-se, on a envie de partager, de faire connaître l’élu-e de son cœur à ceux qu’on aime. Comment faire si on sait que l’on ne sera pas compris ? Se taire ? Tricher ? Un jour, Delphine disparaît et se retrouve prisonnière. Qui l’a piégée ? Dans quel but ? Pourquoi ? Les enquêteurs piétinent et il leur faudra de l’aide pour cerner les acteurs de cette tragédie.

 La pression, l’angoisse montent au fil des pages. On a peur, on a mal pour certains qui se font malmener, questionner. C’est quelques fois lourd pour eux mais si c’est pour arrêter le meurtrier, on se dit qu’il faut en passer par là et basta. On se demande si ceux qui participent d’une façon ou d’une autre à l’enquête vont trouver la solution. Et quand on croit pouvoir souffler, Chrystel Duchamp nous sort un témoin qui nous déstabilise, nous bouleverse, nous laisse abasourdi. C’est très très fort et même si ça fait mal, c’est pour ça qu’on l’aime ! Bravo !

"Les archives des sentiments" de Pter Stamm (Das Archiv der Gefühle)

 

Les archives des sentiments (Das Archiv der Gefühle)
Auteur : Peter Stamm
Traduit de l’allemand (Suisse) par Pierre Deshusses
Éditions : Christian Bourgois (9 mars 2023)
ISBN : 978-2267051094
202 pages

Quatrième de couverture

Ancien documentaliste, le narrateur passe son temps à découper des articles de presse, qu'il archive dans sa cave – tous soigneusement rangés dans des dossiers. L'un d'entre eux est dédié à Franziska, alias Fabienne, une ex-chanteuse de variétés à succès. Le temps passant, ils se sont perdus de vue. Mais un jour, le narrateur décide de reprendre contact avec elle et, après s'être procuré son adresse mail, lui envoie un message.

Mon avis

Il a été archiviste, il lisait, découpait, classait. Tout était soigneusement rangé dans des dossiers. Il y avait celui de Fabienne, Franziska, une chanteuse qu’il admirait. Et puis il a été licencié. À l’heure d’internet, plus besoin de garder de traces écrites, tout est sous format numérique et notre homme se retrouve au chômage. Il négocie avec ses employeurs le droit d’emporter ce à quoi il a consacré tout son temps. Il dépose tout cela chez lui et …. Il continue : découper, classer… Mais il se sent seul…

« Ce n’était pas les échanges avec les autres qui me manquaient mais le sentiment d’être intégré, de faire partie d’un ensemble. »

En continuant son activité, il existe. Son esprit s’évade, revient en arrière dans ses archives personnelles. Qu’a-t-il fait de sa vie, de ses sentiments, de ses ressentis, de ses rencontres ? Il analyse, décrypte, scanne, comme il le faisait avec les documents sur lesquels il travaillait.

C’est un long monologue auquel il nous convie, avec Franziska en fil conducteur. On ne sait pas si ce qu’il transmet est vrai ou déformé par l’envie de vivre (ou d’avoir vécu) certains instants. Tout ça fluctue au gré de ses émotions, de ses souvenirs faussés ou non. Finalement à force de collecter des informations sur ce que les autres ont vécu ou écrit, ne s’est-il pas oublié en route ?

« Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours douté de mes sentiments, et même dans les plus grands moments d’effervescence affective, j’ai toujours été un peu à distance de moi-même, en train de m’observer. »

C’est sans doute, pour lui, une forme de protection, pour ne pas déranger le cours de sa vie, toujours les mêmes rituels, un rythme et des occupations identiques. Est-ce qu’il a raté quelque chose ? Est-ce que son quotidien aurait pu être différent, notamment ses amours ? Aurait-il été capable de donner sans s’interroger, de se lâcher, d’être lui ? La construction de ses relations aux autres montre qu’il avait malgré tout, des difficultés à se lier. On peut se questionner. En faisant ces choix, cet homme a voulu sa solitude, il s’est enfermé dans ce qui a été ou qu’il a imaginé. Et si cela lui suffit, pourquoi pas ? Il s’est attaché aux écrits pour garder une trace, mais pour autant il n’a jamais rédigé de journal intime. Il s’est appliqué à garder tout ce qui paraissait sur Franziska mais rien sur lui. Alors il ne peut se fier qu’à sa mémoire.

C’est dans un style mélancolique, avec des phrases assez courtes que nous lisons ce que cet homme veut bien partager avec nous. Si le passé s’invite à sa porte, que va-t-il faire ? Quelle image a-t-il laissé aux autres ? Est-ce que ça vaut la peine d’aller à la rencontre d’autrefois ? On pourrait penser qu’il n’y a pas grand-chose dans ce récit et pourtant, c’est fascinant. Une espèce de magnétisme nous fait pénétrer dans l’intimité intellectuelle du narrateur et comme il s’exprime en style indirect, on a l’impression qu’il nous narre son histoire au creux de l’oreille, comme un secret. Il y a une atmosphère particulière, faite d’introspection et on se retire à la dernière page sur la pointe des pieds.

"Aussi fort que l’amour" de Jacquelyn Mitchard (The Good Son)

 

Aussi fort que l’amour (The Good Son)
Auteur : Jacquelyn Mitchard
Traduit de l’américain par Danièle Momont
Éditions : L’Archipel (9 Mars 2023)
ISBN : 9782809844580
416 pages

Quatrième de couverture

Stefan n’a que 17 ans quand il est envoyé en prison pour le meurtre, au cours d’une soirée arrosée, de sa petite amie Belinda. Trois ans plus tard, il est libéré. Mais, à part Théa, sa mère, nul ne semble prêt à le voir reprendre le cours de sa vie. À commencer par la mère de Belinda et les membres de l’association « Touche pas à nos filles », qu’elle a créée dès l’incarcération de Stefan, et dont les manifestations hostiles attirent l’oeil des médias.

Mon avis

Théa est enseignante à l’université, son mari est entraîneur de football (il a du succès et trouve des clubs sans problème). Leur fils Stefan vit avec eux. Une famille idéale mais Stefan est en prison pour avoir tué sa petite amie, Bélinda, sous emprise de la drogue et il ne se souvient de rien. Ses empreintes digitales, sur l’arme du crime, ont suffi à prouver sa culpabilité. Il avait dix-sept ans et voilà que trois ans plus tard, il est libéré et va rentrer chez lui. Mais quand il arrive au domicile de ses parents, une manifestation de l’association « Touche pas à nos filles, créée par la mère de Belinda lui montre que rien ne va être aisé.

Stefan doit se reconstruire, vivre sans celle qu’il aimait, chercher du travail ou reprendre des études, et surtout trouver sa place dans sa famille, dans la société. Ce qu’il a vécu en étant incarcéré l’a marqué à vie et il en a gardé des automatismes. Il ne réagit pas d’une manière « classique » aux bruits, au fait qu’on le touche ou qu’on s’approche de lui. Il souffre de stress post traumatique. Cela complique le quotidien. En plus les entreprises où la réinsertion est possible ne sont pas si disponibles qu’on pourrait l’imaginer.

C’est le long et douloureux parcours de Stefan vers un retour à la normalité que nous allons suivre. Sa Maman le soutient au maximum mais elle est déstabilisée par des appels et messages d’une inconnue qui prétend savoir des choses et qui demande que Stefan se taise. C’est angoissant car la mère de famille ne sait jamais quand ces coups de fil ou textos vont arriver et à chaque fois qu’elle essaie de communiquer en retour, elle n’obtient rien.

C’est Théa qui s’exprime dans ce récit. Elle montre le cheminement des parents, celui de son fils, de la famille élargie, des amis. Elle exprime les craintes, les peurs des uns et des autres. Elle dépeint combien les relations ont changé (elle était amie avec la mère de Belinda et il n’est plus question d’amitié entre elles) et toutes les répercussions et dégâts collatéraux suite à cet acte. Elle est prête à tout pour son enfant et pourtant, quelques fois, on sent qu’elle est mal à l’aise avec ce qu’il a fait. Elle est tiraillée et s’interroge, qu’a-t-elle raté, pourquoi n’a-t-elle rien vu venir ? Qu’il est lourd le poids de la culpabilité….

Les thèmes de ce livre et le fond m’ont beaucoup intéressée et interpellée, me renvoyant des questions du style « qu’aurais-je fait à leur place ? ». Par contre, la forme m’a un peu dérangée. Je n’ai pas trouvé l’écriture très fluide (est-ce dû à la traduction ?), parfois le style m’a paru lourd, dans le sens où pour dire la même chose avec les mêmes mots, la structure de la phrase aurait pu être différente… C’est un peu dommage car je pense que le plaisir de lecture en a été entaché. D’autre part, j’avais deviné qui se cachait sous la capuche et je pense que Théa n’y a pas pensé parce qu’elle était trop préoccupée. Plusieurs fois, elle m’a semblé un brin naïve mais je l’excuse car, sans doute, elle était bien perturbée…

Sur l’ensemble, je dirai que ce recueil manque d’un petit quelque chose pour que je sois totalement conquise. Mais je ne me suis pas ennuyée et je le répète, l’idée de départ est très bonne et les ressentis de chacun sont plutôt bien analysés.

"Ces femmes-là" d'Ivy Pochoda (These Women)

 

Ces femmes-là (These Women)
Auteur : Ivy Pochoda
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Adélaïde Pralon
Éditions : Globe (9 mars 2023)
ISBN : 978-2383611851
400 pages

Quatrième de couverture

West Adams, un quartier délabré de Los Angeles divisé par l'autoroute qui mène à la mer et où persistent les traces des émeutes raciales de 1992. Dorian, Feelia, Essie, Julianna, Marella et Anneke vivent en marge, bâillonnées par le mépris et le souvenir d'un tueur en série qui, quinze ans plus tôt, a sauvagement assassiné treize prostituées dans l'indifférence générale. Mais voilà que les crimes recommencent.

Mon avis

Ivy Pochoda donne la parole à ceux qu’on oublie, dont on ne veut pas parler parce qu’ils ne sont pas dans la norme. Dans son dernier roman, il s’agit de prostituées que l’on retrouve la gorge tranchée. Plutôt que de nous faire suivre une enquête, elle nous entraîne dans le quotidien de ces femmes. Chaque partie sera le portrait de l’une d’elles. Le lecteur ira à sa rencontre, apprendra à la connaître et pourra comprendre ce qui l’a porté vers les choix qu’elle a fait. Ici, on ne s’intéresse pas au tueur mais aux victimes. Pourquoi et comment en sont-elles arrivées là ? Est-ce qu’elles sont rejetées, bafouées, ou considérées ? Sont-elles quantité négligeable ou existent-elles aux yeux de quelques-uns ?

Le passé c’est 1999 avec une voix qui s’élève. Le présent c’est 2014 à Los Angeles dans un quartier pas très attirant. Pourquoi l’assassin reprend-il du service ? Est-ce le même ? Probablement que oui car le modus operandi est identique. Pourquoi ces femmes sont-elles visées ?
Parmi les protagonistes, il y a Dorian, une femme qui cuisine le poisson dans une gargote. Elle nourrit « les filles » de temps à autre. Elle est parfois un peu perdue croyant voir sa fille, Lecia, assassinée dans des silhouettes qui lui ressemblent, elle se bat pour sauver celles qui restent et répète à qui veut l’entendre que Lecia n’était pas comme les autres et que sa mort n’a rien à voir. Bien sûr, personne ne l’écoute vraiment. De toute façon, vu la vie que menaient ces femmes, certains pensent qu’il n’y a pas lieu d’enquêter plus loin. Elles n’en valent pas la peine.

Chacune de celles qu’on va découvrir se bat pour faire sa place, que ce soit dans un métier, dans sa vie, dans l’art. Elles se sentent surveillées, en danger. C’est leur combat, leur insertion dans cette contrée, dans ce coin où rien n’est aisé que l’auteur nous présente. C’est encore plus compliqué quand on est de sexe féminin, c’est bien connu…

Et puis arrive Essie, une policière pas très grande, elle ne fait pas grosse impression quand on la voit mais elle ne raisonne pas comme ses collègues. Elle détricote ce qu’elle observe, elle écoute les plaintes des visiteurs au bureau, elle relit les documents, elle analyse, elle interroge. Elle repense aux événements de 1999, secoue ceux qui n’avaient pas assez cherché. Avec elle, un vent d’espoir arrive et le lecteur compte ses déductions, souhaitant qu’elle solutionne tout ça et que le calme revienne.

L’écriture de l’auteur est profonde, elle fait une fine analyse psychologique des individus mais également des situations. Sa façon d’aborder le sujet remue forcément le lecteur qu’elle pousse à la réflexion et c’est très bien.

J’ai beaucoup apprécié ce livre. J’ai trouvé intéressant la façon dont sont reliées les femmes qui sont évoquées. Elles ont chacune une approche différente face aux difficultés d’être femme, face à l’environnement qui peut être dangereux. Ivy Pochoda leur rend un peu d’humanité en leur donnant de la place, elles ne sont plus seulement une femme qui monnaie son corps et qui a été tuée, elles ont une histoire personnelle.

J’aime les lectures qui me bousculent, me surprennent et c’est le cas !

"Séraphine ne sait pas nager" d'Anne-Marie Brochard

 

Séraphine ne sait pas nager
Auteur : Anne-Lise Brochard
Éditions : Plon (9 mars 2023)
ISBN : 978-2259315838
274 pages

Quatrième de couverture

Séraphine est douée pour le bonheur : amoureuse de son discret et affectueux mari Georges, maman comblée d'une petite Luz, un travail suffisamment épanouissant sans être trop prenant. Pourtant, Séraphine a construit sa vie sur un mensonge par omission qui l'oblige à se contorsionner, dans son emploi du temps comme dans sa tête. Que fait-elle chaque mercredi, alors que ses collègues la croient en congés et sa famille au bureau ?

Mon avis

Séraphine est une femme épanouie. Elle est mariée à Georges, ils sont eu une petite Luz qui les remplit de bonheur. Elle est comptable et ne partage rien de sa vie personnelle au boulot. Ses collègues ont essayé, quelques questions par ci, par-là, mais ils en sont restés pour leurs frais. Séraphine est gaie, pétillante, elle a de l’humour, elle habille ses jours avec fantaisie (elle note des points-bonheur positifs ou négatifs et je suis carrément fan de cette idée). C’est une femme qui scintille, qui a du charisme. Pourtant son mari sent qu’il y a parfois, entre eux, un « voile ». Mais ce n’est pas un homme qui pose des questions donc il ne demande rien et puis, cette ombre ne reste jamais longtemps alors à quoi bon s’interroger ?

S’il savait …. Oui, Séraphine a un secret, un lourd, un de ceux qu’on n’aime pas exposer, ni partager surtout quand on a omis, dès le début d’en parler. Maintenant, les choses sont actées, elle n’a rien dit, c’est trop tard. C’est pour ça que le mercredi, elle va dans une vie parallèle, taisant soigneusement ses occupations réelles, faisant comme si ….Bien entendu, elle n’est pas à l’aise de mentir, mais c’est à ce prix que son quotidien roule, sans histoire.

Mais…il y a toujours un grain de sable n’est-ce pas ? Il arrive qu’un événement détraque tout. Comment Séraphine va-t-elle réagir ? Fuir ? Expliquer à son mari et ses proches que sa vie est bâtie sur un mensonge ? Ne risque-t-elle pas de perdre tout ce qu’elle a érigé ? Le bonheur se révèle fragile quelques fois….Elle hésite, son esprit s’échappe, elle s’égare… Elle a peur de ne pas être comprise, de ne plus être aimée….C’est compliqué et elle ne sait pas à qui se confier. Georges se rend compte qu’elle n’est pas comme d’habitude mais il ne sait pas comment agir.

Cette lecture m’a enchantée. C’est une comédie légère qui aborde des thèmes graves et ce mélange est savoureux. On sourit devant les facéties et les inventions de cette mère de famille qui donne le change malgré le tsunami qui vient de lui être annoncé. Elle est forte, du moins elle veut le faire croire mais on sent bien qu’il faudrait lui prendre la main, et que laisser l’eau de la douche couler sur son corps pendant de longues minutes ne suffit pas toujours à l’apaiser.

Les protagonistes sont attachants, Georges qui essaie d’aider mais sans savoir de quoi il retourne, sans trop en faire pour ne pas déstabiliser l’équilibre de leur couple.

J’ai trouvé l’écriture et le style d’Anne-Lise Brochard plein d’humour, de celui dont on dit qu’il est la politesse la plus raffinée du désespoir. Séraphine essaie de se sortir du bourbier où elle s’est mise toute seule en mentant. Elle passe par tous les états : elle est abattue, puis elle rebondit avant de replonger, puis d’envisager des choses plus folles les unes que les autres pour s’en sortir. Elle a de l’imagination, trop parfois, car elle n’a plus le sens de la réalité.

Le sujet principal est très intéressant, parce que, forcément, on se demande ce qu’on aurait fait à sa place. Cela nous pousse à réfléchir… Et la fin, damned, je ne l’avais pas vu venir celle-là.

Un roman inattendu qui m’a apporté tellement de points bonheur que je ne les compte pas !

"Le champ de vision" de Wright Morris (The Field of Vision)

 

Le champ de vision (The Field of Vision)
Auteur : Wright Morris
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent
Éditions : Christian Bourgois (2 mars 2023)
ISBN : 978-2267051612
338 pages

Quatrième de couverture

Walter McKee admire Gordon Boyd depuis toujours. Quand ce natif du Nebraska retrouve son ami loin de chez lui au Mexique, à l'occasion d'une corrida, la fascination est intacte. Près d'eux sur les gradins se trouvent aussi le père de Lois, et le Dr Lehmann, psychanalyste viennois exilé aux Etats-Unis, accompagné de son ancienne patiente, Paula Kahler. Les uns et les autres prêtent plus ou moins attention à ce qui se déroule dans l'arène, chacun perdu dans ses pensées, se remémorant les événements du passé.

Mon avis

Wright Morris (1910-1998) était écrivain et photographe et a inventé un genre à part entière, le « photo-texte » entre fiction, reportage, photo et autobiographie. Il a écrit ce livre en 1956. Il vient d’être traduit en France pour la première fois, soixante-cinq après sa parution aux Etats-Unis où il a obtenu, en 1957, le prestigieux National Book Awards.

L’action se passe au Mexique, lors d’une corrida à laquelle assistent les protagonistes. Les chapitres présentent différents points de vue par le regard des personnages (leur nom est indiqué donc on sait immédiatement de qui il s’agit) qui sont assis les uns à côté des autres et qui se connaissent depuis longtemps pour certains. Ils sont là mais ce qui déroule sous leurs yeux les intéresse moyennement, chacun laisse vagabonder ses pensées. C’est un narrateur extérieur qui nous les transmet. Et on découvre, comme dans un kaléidoscope, plusieurs aspects d’un même fait, d’une entrevue, d’un dialogue qui se sont passés entre les uns et les autres, des années en arrière.

Il y a Walter McKee, qui se retrouve face à Gordon Boyd, qu’il a toujours admiré. C’est un clin d’œil du hasard, il n’y avait aucune raison pour que ces deux-là se rencontrent ici à ce moment-là. Et pourtant… Comment vont-ils se comporter ? McKee est accompagné de sa femme Lois et de son beau-père, un vieil homme qui ne voit pas et qui entend mal.

Ce qui est remarquable dans ce roman, c’est la façon dont l’auteur arrive dans ce que je vais appeler chaque mini portrait, à nous transmettre des informations sur les faits du présent mais également sur le passé et ce qui a lié les spectateurs dont il nous parle. D’autre part, certains faits sont évoqués plusieurs fois sous des aspects diverses et le puzzle des relations et des personnalités se met en place. On sent l’influence de chaque individu sur les autres (au point de partager un prénom !). En parallèle, on suit ce qui se passe dans le présent avec les taureaux dans l’arène.

Ce sont des petites choses, une balle de base-ball, une casquette de David Crockett, une bouteille de Pepsi Cola qui prennent leur place et de l’importance sous la plume de Wright Morris. C’est surprenant et intéressant de voir comment il les intègre dans son récit.

L’écriture (merci au traducteur) est très précise, toute en nuances, détaillant les faits sans nous noyer sous les informations. À la manière d’un cliché, en quelques phrases, on y est et la place est donnée alors aux émotions, aux « commentaires ». L’approche de chaque caractère se fait par petites touches et au fil des pages, on réalise ce qui fait les forces et les faiblesses de chaque homme ou chaque femme, ce qui les a construit, ce qui a été difficile, lourd à porter, à accepter. C’est un ensemble qui se dessine, se met en place.

Ce recueil présente des hommes et des femmes ordinaires dans toute leur complexité d’humains. C’est une fine étude de l’existence et de ce qui peut en dévier le cours car, on le sait bien, malgré nos souhaits, on ne maîtrise pas tout….

"Le mot pour dire rouge" de Jon McGregor (Lean Fall Stand)

 

Le mot pour dire rouge (Lean Fall Stand)
Auteur : Jon McGregor
Traduit de l’anglais par Christine Laferrière
Éditions : Christian Bourgois éditeur (2 Mars 2023)
ISBN : 978-2267051711
354 pages

Quatrième de couverture

Lorsque Robert Wright est séparé de ses coéquipiers en Antarctique par une violente tempête, il sait que la situation est périlleuse, mais il ignore encore que son existence en sera changée à jamais. Il s’en sort vivant – contrairement à un de ses collègues – mais frappé d’aphasie. Rapatrié en Angleterre et désormais sous la garde de son épouse Anna, il doit réapprendre à parler. Pour raconter ce qui s’est passé lors de cette expédition, et pour dire qui il est, peut-être…

Mon avis

/_I

Ce roman décliné en trois parties est subtil et délicat.

La première partie ressemble à un récit d’aventure. On fait connaissance avec trois hommes qui vont s’installer dans une station de recherches en Antarctique. Robert Wright « Doc » est le plus expérimenté, il est déjà venu de nombreuses fois et il n’est pas impressionné. Les deux coéquipiers Luke et Thomas découvrent le lieu, le fonctionnement, les conditions de vie rudes dans le froid polaire. Tout est blanc dehors et ils n’ont même pas les mots pour décrire le paysage uniforme. Participer à cette expédition est une expérience unique et tous entendent bien en profiter. Tout va bien et ils organisent une sortie sur la banquise et là, stupeur, c’est la tempête alors qu’ils sont séparés. Quand une situation comme celle-là arrive il est bien entendu nécessaire de ne pas paniquer et d’appliquer les consignes de survie maintes fois répétées mais quand on est sur le terrain, c’est autre chose. Difficultés de communication, problèmes de concentration…on sent bien l’angoisse qui s’installe et c’est compliqué….

La suite sera terrible, Doc est frappé d’aphasie, son corps ne suit plus et il est rapatrié. Luke revient aussi. Mais que s’est-il réellement passé là-bas ? Doc lutte pour retrouver ses acquis physiques mais surtout le langage. Les mots lui échappent, se bousculent, sont faussés, les syllabes et les phrases arrivent en désordre. Son épouse, Anna, se retrouve avec un rôle d’aidant alors qu’elle vivait sa vie pendant ses nombreuses absences…. Est-elle prête à assumer cette tâche ? Robert va-t-il récupérer suffisamment pour être comme avant ? Ou faudra-t-il se faire à l’idée et s’habituer à un compagnon « différent » ? Du fait de ses missions, Doc avait tissé peu de liens avec sa progéniture… Les repères du couple et de leurs enfants adultes sont bousculés.

Que va faire Robert ? Lutter, s’exercer, s’entraîner pour retrouver ses facultés ou, désespéré, se laissera-t-il aller ? Y-aura-t-il des hauts et des bas ? C’est le cheminement de la reconstruction du langage, si indispensable à l’homme et si lié à son intelligence, à ses raisonnements, que nous allons suivre. C’est un défi à relever seul ou accompagné…

Avec un stylé dépouillé mais très fort émotionnellement, l’auteur nous plonge dans ce drame qui déstabilise les protagonistes. Anna ne sait pas forcément quelle attitude adopter, il y a un équilibre à mettre en place, ne pas trop en faire mais être présente pour l’autre s’il en a besoin. C’est lourd pour elle, elle est obligée de mettre sa vie professionnelle entre parenthèses. Jusqu’où est-elle prête à se sacrifier ? Agit-on par obligation ou par amour lorsque l’être aimé, diminué, doit être accompagné chaque jour ? Qu’en est-il de nos capacités de résilience ?

J’ai été bouleversée par ce récit.  Jon McGregor a su me toucher au plus profond, chaque mot résonnait, même ceux qui étaient bancals car ils échappaient à Doc. Les mots ont un tel pouvoir sur moi. Je me suis demandée ce que je ferais si un jour, ils disparaissaient de mon esprit, si je ne pouvais plus utiliser toutes les richesses, les modulations du langage. C’est tellement beau un mot !

Dans ce livre, plusieurs thèmes sont évoqués, la communication, la maladie, la loyauté, l’amitié, l’amour, l’empathie etc. Tous le sont avec tact, il n’y a pas de voyeurisme, de pathos, simplement des faits avec lesquels il faut composer. L’auteur s’est documenté avant d’écrire et ce qu’il présente nous rappelle la fragilité mais également la beauté de la vie.

"Petits désordres" de Christophe Guillaumot & Maïté Bernard

 

Petits désordres
Auteurs : Christophe Guillaumot & Maïté Bernard
Éditions : Liana Levi (2 Mars 2023)
ISBN : 9791034907151
210 pages

Quatrième de couverture

Grégoire Leroy a l’habitude de surmonter les désagréments du quotidien, car il est commandant de police et chef d’une brigade de répression du proxénétisme. Ce n’est pas une révolte de prostituées, ni même les demandes incongrues de ses chefs qui vont le déstabiliser. Mais hélas, une expression balancée dans le feu de l’action suffit à lui attirer les foudres de la hiérarchie. Aujourd’hui le langage doit être maîtrisé à la virgule près et sa phrase « on n’est pas des pédés » soulève un tollé au Bastion. L’indignation monte dans les rangs et on réclame sa tête !

Mon avis

Jubilatoire !

J’ai coutume de dire que lorsqu’on rit, on gagne des minutes de vie. Et bien, là j’en ai engrangé ! Écrit à quatre mains, ce roman est une comédie policière pleine de dérision, de temps en temps un tantinet loufoque mais portant également des réflexions intéressantes même si elles ne sont qu’effleurées. À aucun moment je n’ai senti la différence de style ou d’écriture, c’est très fluide, « enlevé », plein d’humour et c’est un plaisir. Même les titres de chapitres sont amusants. J’ai lu un entretien avec les deux auteurs où ils expliquent que leurs personnalités différentes (elle l’intello de gauche, lui le flic bien rangé) ont été un atout pour rédiger ensemble. Ils n'ont pas hésité à faire des propositions de rajouts ou de censures aux textes de l’autre. Et surtout, ça se lit entre les lignes, je suis certaine qu’ils se sont amusés comme des gosses ! Et c’est important !

Grégoire Leroy est commandant de police, divorcé, une fille. Il doit « composer » comme on dit avec les tracas quotidiens, les tensions à la maison pour la garde partagée ou au boulot car il est chef d’une brigade de répression du proxénétisme. Ses adjoints, dont Samia, sont assez sympathiques et ça pourrait être tranquille. Mais à notre époque, il faut plus que faire attention à ce qu’on dit. Un mot, une phrase, mal interprétés et c’est la catastrophe. Alors que son chef lui demande d’éloigner une manifestation de prostituées trop proche des bureaux, il échappe un : « On n’est pas des pédés » à une brigadière qui, appliquant les ordres à la lettre, refuse de lui ouvrir la porte pour qu’il aille parlementer avec les manifestantes. Il aurait mieux fait de se taire. Elle est membre de l’association des flics LGBTQI+ et ne laisse pas passer….

Commence alors un engrenage de problèmes comme on en voit dans certaines situations ubuesques où tout se met de travers. Ça débute par une convocation en haut lieu, ça continue avec des conflits avec sa fille, des enquêtes contrariées avec Samia (pourtant, ils essaient de faire au mieux mais que de maladresses !), des soucis de voisinage, des coéquipiers parfois fuyants, etc… Pauvre Grégoire, il ne sait plus ce qu’il faut faire ou dire pour que l’équilibre revienne. Même la nage en piscine (sorte de psychothérapie pour son chien) est compliquée, c’est dire.

J’ai aimé voir, au fil des pages, l’évolution de cet homme. Je crois que les dialogues avec sa fille, même houleux quelques fois, l’ont aidé à avancer, à se positionner.

« Les gens de ta génération croient êtres des victimes, mais ils ne sont des victimes de rien du tout, sinon de leurs peurs, de leurs mesquineries, de leur paresse à penser et à s’adapter. »

Finalement, entre l’incident au travail et les discussions avec les uns et les autres, plus ses réflexions personnelles, il y a une prise de conscience qui permet à Grégoire de réfléchir à sa vie, ses choix, ce qu’il veut pour l’avenir.

J’ai passé un excellent moment de lecture, je riais toute seule dans mon canapé. Les scènes sont très visuelles ( j’imaginais le mouton au rond-point entre autres). Les deux auteurs ont sur transcrire un récit qui se tient avec quelques investigations policières, des antagonismes entre certains protagonistes et des individus truculents. De plus, ils manient la langue française avec subtilité.

Un recueil qui met le sourire aux lèvres dès les premières lignes et jusqu’à la fin (et même quand on y repense !)