Perdre la main
Auteur : Dominique Sigaud
Éditions : Globe (7 Mars 2024)
ISBN : 978-2383612858
210 pages
Quatrième de couverture
Ce livre, elle pensait l’appeler La Colline. Dominique
Sigaud avait tout noté dans un carnet lorsqu’elle était à Bisesero, en 1994.
Journaliste indépendante sans autre nom que le sien sous lequel se ranger, elle
fut l’une des rares femmes à couvrir le génocide des Tutsis au Rwanda.
Vingt-cinq ans plus tard, les mots, elle les retrouvait, intacts, comme elle
les avait agencés sur les pages pour organiser le chaos du monde, pour raconter
les massacres et les assassins ivres d’alcool et de sang. Mais le récit ne
s’écrivait toujours pas. La colline où toute l’horreur du génocide s’était
écrite n’était pas le lieu central comme elle le pensait. Le lieu central, il
lui a fallu trente ans pour comprendre que c’était le corps de cette jeune
femme, croisée dans une boîte de nuit.
Mon avis
Dominique Sigaud est journaliste. En 1994, elle était au
Rwanda, témoin du génocide, prenant des notes dans un carnet. Elle a vu, senti,
entendu et elle est rentrée. Vivante mais marquée, détruite de l’intérieur.
Elle a mis ses souvenirs à distance, pour oublier, se préserver, ou tout
simplement parce qu’elle ne pouvait plus accepter.
Et puis, trente ans après, elle a écrit et elle partage avec
nous. D’abord le titre qui n’est en rien anodin (elle l’explique en détails
plusieurs fois), puis ce qui revient par flashes, par bribes ou beaucoup trop
nettement quelques fois. Et à ce moment-là, ça fait terriblement mal. Le réel
vous rattrape, vous savez que cela a vraiment existé puisque vous y étiez.
Elle raconte en employant le « je », ou en disant
« elle ». Est-ce trop douloureux de parler à la première personne, de
reconnaître qu’on était sur place, impuissante à changer le cours des
événements ? Est-ce que dire « elle » c’est un moyen pour se
sentir moins concernée ? Elle explique :
« […] c’est comme un va-et-vient entre deux formes
de moi, deux versants qui furent présents en même temps, l’un plus distancé,
plus éphémère, l’autre plus directement atteint par les événements, plus
accaparé, plus incapable de distance aussi. »
Ce qu’elle présente est bouleversant. Elle parle de la
culpabilité, de cette impression de n’avoir servi à rien, d’être inutile. Elle
raconte cette boîte de nuit colorée, éclairée, bruyante, foisonnante de monde, où
la vie semble redevenir « normale » au milieu du chaos, comme une
parenthèse. De ces jeunes qui veulent danser, chanter, oublier ? Non, on
ne peut pas oublier… Il y a toujours quelque chose qui vous ramène à l’horreur
même dans un dancing … Et vous ne pouvez pas vous voiler la face, faire comme
si …..
Elle jette les mots sur le papier, elle les expulse, il
arrive qu’ils se bousculent sans majuscule, ni ponctuation comme lorsqu’on ne
sait plus comment dire, ou alors que tout veut sortir en même temps, comme si
les minutes lui étaient comptées et qu’il fallait faire vite, ouvrir les yeux,
les siens, les nôtres. Est-ce qu’elle fait ça pour s’en débarrasser, tirer un
trait, penser « ça, c’est dit, ouf, on tourne la page ? » Impossible, ça vous colle à la peau, à
l’esprit, ça vous ronge, ça vous envoie des cauchemars, des peurs irraisonnées,
ça revient …
Et ceux d’en face, qui n’y étaient pas, qui reçoivent le
texte, qu’en font-ils ? Publier ou pas ? Accepter le style, l’écrit
trente ans après, se dire que les souvenirs ont été émoussés ou pas ? Est-ce
vraiment nécessaire de remuer tout ça ?
J’ai fini cette lecture laminée, vidée, je comprends l’auteur
et son ressenti. Son style m’a remuée au plus profond de moi et je sais que je
me souviendrai longtemps de ce recueil.
« Perdre la main », c’est peut-être également, se
dire que maintenant le texte n’appartient plus à Dominique, il vit. Et c’est à
nous, lecteurs, de lui faire continuer son chemin, pour que personne n’oublie,
pour que les « ogres » ne restent pas impunies, pour que les
survivants aient un peu de reconnaissance, pour que les disparus existent
encore dans la mémoire de ceux qui les font vivre en parlant d’eux.
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