"Les brisants" de Vanessa Bamberger

 

Les brisants
Auteur : Vanessa Bamberger
Éditions : Liana Levi (30 Mars 2023)
ISBN : 979-1034907403
194 pages

Quatrième de couverture

Alléger le vernis, dégager les repeints, combler les lacunes requiert de longues heures de concentration et de patience qui permettent à un tableau ancien de renaître. Peut-on faire de même avec le passé ? Le jour où Marion décide de poser ses outils de restauratrice pour se rendre là où s’est nouée sa douloureuse histoire familiale, elle pense ainsi parvenir à se débarrasser des repeints dont sa mère a recouvert le drame qui les a frappées et l’image de son frère Léo, disparu sur l’île de Batz vingt ans auparavant.

Mon avis

Marion a vingt-six ans, elle est restauratrice de tableaux anciens. Son métier la passionne, elle fait preuve de patience, de délicatesse, elle observe les repeints, nettoie, scanne les toiles de son œil de spécialiste avant de leur redonner vie. Côté cœur, c’est le calme plat. Elle a une relation forte avec sa mère, Edith, qui est à la fois critique et surprotectrice envers elle. Leur lien est ambivalent, toujours sur le fil. Elles s’aiment mais il y a des non-dits. En effet, Léo (Léonard) le frère bien aimé de Marion a disparu des années auparavant alors qu’il était en colonie sur l’île de Batz. Edith ne s’en est jamais remise, perdre un enfant, qui plus est le chouchou, est terrible pour un parent. Elle en parle souvent à sa fille, il était si merveilleux, et Marion, elle l’oublie ? Elle ne s’en rend pas compte mais son attitude étouffe sa fille.

Aussi lorsque celle-ci, à la faveur d’une découverte dans les papiers de sa mère, peut aller sur l’île de Batz et dans les environs, elle n’hésite pas. Espère-t-elle comprendre ce qui est arrivé à son frère il y a longtemps ? Souhaite-t-elle mettre un peu de distance entre sa mère et elle ? Est-ce pour cela qu’elle ne lui dit pas où elle se rend ?

Sur l’île, elle fait connaissance avec les habitants et réalise qu’ils savent peut-être quelque chose sur les événements passés. Mais elle n’obtient pas de réponses. Une espèce de solidarité les lie, ils se taisent, ou se contentent d’allusions. Elle-même ne dit pas qui elle est. Pour se protéger ? Pour obtenir des informations sans dévoiler son identité ? Pour profiter de ce lieu hors du temps ?

En partant là-bas, Marion ne se doutait pas que plusieurs de ses certitudes allaient être bouleversées, qu’elle ne sortirait pas indemne de ce séjour. La jeune femme avance dans la connaissance de son histoire personnelle. Va-telle réussir à s’en détacher, à s’émanciper ? Avec une écriture délicate, l’auteur nous emmène au plus près des « brisants », ces secrets familiaux auxquels on se heurte, sans savoir s’ils vont nous blesser, nous détruire ou si on va glisser contre eux.

Une atmosphère particulière imprègne ce roman. Tout d’abord les paysages îliens avec le jardin exotique, les embruns, les grandes marées, une nature sauvage où les algues brunes sont observées, décortiquées par les scientifiques, et puis les hommes et les femmes qui peuplent ce coin de terre imprégné de légendes. Ils sont liés à leur terre, ils se serrent les coudes et ils ne disent rien à ceux qui viennent « en étranger ».

C’est un récit de filiation, de résilience, d’acceptation, de cheminement, d’émancipation. Marion « grandit » au fil des pages, elle essaie de s’affranchir de tout ce qui lui pèse mais ce n’est pas si simple. Les obstacles sont là et quand il n’y en a pas, elle s’en construit toute seule, se refusant le bonheur …

Vanessa Bamberger propose dans ce livre une histoire finement ciselée. Les personnages, l’intrigue de fond sont travaillés, réfléchis et parfaitement intégrés au contexte. Une belle lecture !

"Quand tu ouvriras les yeux" de Pétronille Rostagnat

 

Quand tu ouvriras les yeux
Auteur : Pétronille Rostagnat
Éditions : HarperCollins (22 mars 2023)
ISBN : 979-1033914310
304 pages

Quatrième de couverture

Depuis son divorce, Marion sombre dans la dépression. Assommée de médicaments, elle réalise à peine qu’à 16 ans, sa fille Romane a bel et bien quitté l’enfance. Jusqu’au soir où Romane rentre à la maison en état de choc. Marion est prête à tout pour protéger sa fille.

Mon avis

Avant c’était un couple uni et leur fille, une jeune adolescente. Mais ça c’était avant. Maintenant, Laurent s’est installé avec une petite jeune dont il est fou amoureux. Son ex-femme, Marion a perdu pied, elle prend des cachets, ne travaille pas ... Le divorce est acté et Romane la fille du couple continue le lycée, tout en rêvant d’autre chose. Autre chose ? Un peu d’adrénaline, plus d’indépendance financière, une vie de fête …

Pourtant, depuis leur séparation, ses parents lui ont déjà bien lâché les baskets. Elle en profite, joue sur les deux tableaux, quand on a deux maisons, c’est plus facile de tromper l’un ou l’autre…. La complexité du statut de lycéenne est retranscrite avec intelligence, les exemples sont percutants. Et puis, un jour, un drame. À qui demander de l’aide ? C’est vers sa mère que Romane se tourne et celle-ci répond présente. La fibre maternelle a parlé, elle se doit de soutenir sa fille. Pourtant cette maman ne va pas bien du tout, mais c’est peut-être le déclic qui va la remotiver, l’obliger à sortir de son marasme ?

Jusqu’où peut-on aller pour nos enfants ? Que peuvent-ils nous demander, exiger ? Où commence et s’arrête la confiance ? Est-on coupable de leurs dérives, de leurs erreurs ? Comment les accompagner, sans les brimer, pour qu’ils grandissent en devenant des hommes et des femmes ?

Toutes ces questions sont présentes dans le dernier roman de Pétronille Rostagnat. Elle aurait pu se contenter d’aborder ces thèmes qui sont déjà très importants.

Mais elle a fait bien plus fort !

Elle nous entraîne dans une histoire aux multiples rebondissements. Manipulé-e-s et manipulateurs-trices se côtoient, le lecteur se pose des questions, envisage le pire, mais il y a encore pire que le pire… On le sait les personnes perverses ça existe mais s’il vous plaît Pétronille, rassurez-moi, pas à ce point quand même ? Le récit est bluffant jusqu’au bout et ça c’est terrible car on ne peut pas souffler. L’atmosphère de suspicion nous déstabilise, on espère, on voudrait tant et puis …

De l’extérieur, on peut penser que l’histoire est un peu alambiquée, mais l’auteur maîtrise parfaitement les événements qu’elle présente, elle nous balade de l’un à l’autre et sans arrêt, on se questionne et on sent comme une épée de Damoclès en permanence, une tension…

L’écriture est addictive, fluide. On a le souhait de connaître l’évolution des personnages. Même si certains sont exaspérants, on veut savoir ce qu’ils vont devenir, des fois qu’ils soient plus agréables au fil des pages.

Cette lecture bouleversante, surprenante, étonnante, m’a beaucoup touchée, elle m’a retourné les tripes et je ne risque pas de l’oublier….                                                                  

"Une saison pour les ombres" de R.J. Ellory (The Darkest Season)

 

Une saison pour les ombres (The Darkest Season)
Auteur : R.J. Ellory
Traduit de l’anglais par Etienne Gomez
Éditions : Sonatine (5 Janvier 2023)
ISBN : 978-2355849909
410 pages

Quatrième de couverture

Nord-est du Canada, 1972. Dans cette région glaciale, balayée par les vents, où l'hiver dure huit mois, la petite communauté de Jasperville survit grâce au travail dans les mines d'acier. Les conditions de vie y sont difficiles. Montréal, 2011. Le passé que Jack Deveraux croyait avoir laissé derrière lui le frappe de plein fouet lorsqu'il reçoit un appel de Jasperville.

Mon avis

Les Devereaux ont été une famille, des parents, trois enfants et puis tout a explosé. Ils avaient quitté le coin du Québec où ils habitaient pour s’installer à Jasperville, « J’espère-ville » mais rapidement le « j’espère » est devenu « je désespère ». Une bourgade sensée vous donner du travail et une vie agréable mais en fait une véritable catastrophe. Rien n’y pousse, la nuit arrive tôt, c’est loin de tout, il n’y a pas d’animation. Une seule piste permet d’y accéder. On y perd le sens de l’orientation, le peu de liens qu’on a avec l’extérieur, , le temps s’efface. Aussi Jacques, un des garçons, a fui, dès que possible, persuadé qu’une autre vie lui conviendrait mieux. Il a laissé derrière lui les souvenirs douloureux, la violence du paternel, la dépression de la mère….

Est-ce que c’est facile d’oublier ? Pas sûr mais lui il s’est appliqué à ne rien dévoiler à ses nouvelles connaissances sur ce qu’il a été et ce qu’il a vécu. Effacés les souvenirs et la famille. Mais on le sait bien, le passé nous rattrape toujours…. Le frère de Jack a des problèmes avec la justice et il doit retourner à Jasperville. Il pense que c’est l’histoire de quelques jours et hop il va reprendre le cours de sa vie comme si de rien n’était.

Mais bien évidemment, ce n’est pas comme ça que les choses se passent. Jasperville est un lieu à part, qui obéit à ses propres règles, ses traditions, où les habitudes ne changent pas, le mode de fonctionnement restant identique. Ce n’est pas aisé de vivre là, de se faire une place quand des événements tragiques arrivent.

En revenant à jasperville, Jack n’imagine pas un instant qu’il va être confronté à ses propres démons, à ses erreurs. La culpabilité le ronge, il ne sait plus comment agir pourtant il a envie d’aider son frère. Il est sans cesse écartelé entre le désir de repartir et celui de comprendre.

Le lecteur le suit entre 1972 et 2011. On découvre ce qui a gangréné les relations familiales et villageoises, ce qui a détruit les liens entre certaines personnes. Ce sont des gens ordinaires mais un grain de sable et la destinée est transformée.

C’est le point fort des romans de cet auteur, nous montrer l’influence du hasard, des petites choses qui peuvent déstabiliser un équilibre peut être fragile. C’est sombre, c’est noir, l’atmosphère est lourde, mais c’est terriblement addictif. Les personnages sont finement travaillés, leur côté obscur est bien présent. Qu’est-ce qui pousse un homme à devenir méchant, à commettre des actes impardonnables ? Ellory sonde les esprits, les âmes, gratte au plus profond pour cerner chaque individu.

Son écriture est belle. Le vocabulaire (merci au traducteur) est de qualité, un tantinet poétique. Ce sont des récits durs sans beaucoup d’espoir mais tellement bien rédigés qu’on ne peut qu’aimer.

Je suis totalement fan de cet auteur !


"Tout faux" de Veronica Raimo (Niente di vero)

 

Tout faux (Niente di vero)
Auteur : Veronica Raimo
Traduit de l’italien par Audrey Richaud
Éditions : Liana Levi (23 mars 2023)
ISBN : 979-1034907458
210 pages

Quatrième de couverture

Un père obsessionnel toujours prêt à dégainer de grands principes et un flacon d’alcool pour désinfecter tout et tout le monde, une mère anxieuse qui appelle jour et nuit sa progéniture pour se rassurer, une grand-mère qui se pare de ses plus beaux atours pour regarder la télévision. La famille de Veronica, la narratrice, est résolument hors norme. Comment s’étonner alors que Veronica, née au milieu de ce paysage déroutant où l’ennui règne en maître, ne parvienne pas à devenir adulte, allant jusqu’à douter de ce qui lui arrive et à croire ce qu’elle invente.

Mon avis

J’écris des choses ambiguës et frustrantes

Lorsqu’on demande à l’auteur si ce livre est une autobiographie, elle explique que la mémoire va chercher des souvenirs qui sont forcément soumis à interprétation. Pour elle, il ne peut pas exister une seule réalité.

Pas d’intrigue, pas de récit linéaire et pourtant un plaisir de lecture très agréable. L’auteur nous embarque dans l’histoire d’une vie, celle de Veronica (toute ressemblance avec etc etc ;- ) Ce n’est pas linéaire, mais les différents « épisodes » peuvent être reliés par une même thématique : la relation à la mère, le sexe …

Ces tranches de vie sont écrites et décrites avec humour et ironie, c’est grinçant, désopilant. Veronica vit dans une drôle de famille, sa mère est surprotectrice, son père a des idées bien à lui sur l’hygiène, son grand-père l’appelle gros cafard. Elle grandit dans un petit appartement où portes et cloisons vont et viennent. Avec son frère, elle espionne le monde extérieur par les fenêtres diminuées de moitié. Alors elle invente pour elle et pour ceux qu’elle côtoie, d’autres quotidiens, d’autres envies, d’autres occupations et tout se mélange. Ce qu’il se passe réellement, ce qu’elle souhaite ardemment pour pimenter la morosité et la répétition des évènements.

C’est gai, subtil, généreux. Le ton est âpre mais sans animosité. On voit Veronica se lâcher, s’émanciper, faire ses propres choix, être confronté au deuil et à la perte de l’amitié. Parfois, on la sent fuyante quand les questions la dérangent, comme si se confier, c’était perdre une partie de son identité. Sa famille tient une grande place, peut-être trop d’ailleurs, alors il est nécessaire de s’affranchir, de grandir et de prendre les rênes en main.

Le lecteur se doute bien que tout ça a, une part de faux et une part de vrai mais en quel pourcentage ? Le mensonge (comme le fait de souffrir d’une maladie pour expliquer une non réponse ou un retard) est-il une pirouette ou une façon de taire une vérité dérangeante ? Et ces exemples sont-ils issus de l’imagination de Veronica Raimo ou de ce qu’elle vit ? La mémoire joue des tours et c’est tant mieux, ai-je envie d’écrire, cela offre de la fantaisie, la possibilité de « retourner » les passages plus difficiles, plus douloureux que l’on veut oublier et ainsi en créer d’autres.

Je ne sais pas si la traductrice a ri en mettant ce texte en français. Ce qui est certain, c’est qu’elle a certainement réussi à en garder le fait que l’auteur ne se prenne pas au sérieux, qu’elle nous transmette une vue sur une famille italienne hors norme. Chaque individu a ses névroses (même Veronica) mais elles ne sont pas analysées sur un plan psychologique ce qui aurait alourdi le propos, elles sont presque tournées en dérision et cela permet de prendre du recul.

C’est une lecture qui m’a beaucoup plu. J’ai souri le plus souvent, j’imaginais les scènes (notamment le logement), les dialogues où l’interlocuteur devait se demander si c’était la vérité, je me disais : mais où va-t-elle chercher tout ça ?

Je conclurai avec ces quelques mots extraits du roman :

« Et c’est comme ça que je me sens, à chaque minute mon existence : mais oui, allez, on va dire que c’est moi. »

"Les sources" de Marie-Hélène Lafon

 

Les sources
Auteur : Marie-Hélène Lafon
Éditions : Buchet-Chastel (5 Janvier 2023)
ISBN : 978-2283036600
130 pages

Quatrième de couverture

Années 1960. Isabelle, Claire et Gilles vivent dans la vallée de la Santoire, avec la mère et le père. La ferme est isolée.

Mon avis

Un roman court, épuré, ramassé et pourtant percutant.
Une écriture brute, dépouillée, et pourtant tout est dit.

Une famille de taiseux, en milieu rural, dans le Cantal. Trois dates : 1967, 1974, 2021. Trois parties de plus en plus courtes comme si le temps passait de plus en plus vite, ou alors c’est qu’il y a moins à dire car on arrive « au bout » de cette famille.

Un couple, ils sont mariés, trois enfants. Il faut bosser, se taire, assumer les différentes tâches pour la ferme et les gosses. Lui, c’est l’homme, sûr de ce qu’il est, de ce qu’il veut.

On découvre d’abord le regard et les ressentis de la mère, ce qu’il faut taire, voire cacher, ce qu’on peut partager. Jusqu’où subir ce qui est intolérable, peut-on fuir et échapper à son destin ? Ensuite c’est le père, ses liens avec ses filles, avec son fils, qui évidemment ne prendra pas la suite. Pour conclure, c’est une des filles qui revient à la maison qui a été vendue.

Peu de mots, parfois il faut lire entre les lignes. Mais des thèmes importants sont abordés. La place de l’épouse dans les années 60, les choix, les rapports familiaux, le « rôle » de chacun ou celui qu’on lui donne car le choix est-il possible ? Il faut rester dans ce que le père souhaite, dans sa norme à lui.

Marie-Hélène Lafon nous emmène dans une famille de taiseux, là où en premier lieu on baisse les yeux avant de, peut-être, oser dire « je » et vivre sa vie…

Un livre d’atmosphère, à l’ambiance tendue, palpable, une vraie réussite !


"Au bord du désert d'Acatama" de Laure des Accords

 

Au bord du désert d'Atacama
Auteur : Laure des Accords
Éditions : Le Nouvel Attila (3 Mars 2023)
ISBN : 9782493213358
130 pages

Quatrième de couverture

Santiago, années 1970. La Brigade Ramona Parra peint sur les murs en signe de protestation et d’opposition à Pinochet. Amalia est l’une de leurs membres. Hantée par son père, notable, soutenue par sa mère, conteuse, aidée de ses compagnons d’armes et de poésie, elle poursuit son art sans jamais savoir (ou vouloir savoir) qui l’a livrée à ses bourreaux.

Mon avis

Le plus souvent la jaquette d’un livre est utilisée à des fins publicitaires. Pour ce titre, ce n’est pas le cas.

En premier lieu, un tableau d’Irene Dominguez, née à Santiago du Chili en 1930. Elle est partie en 1964, pour Paris. Ses fresques murales, colorées, représentant souvent des femmes en train de danser, montraient son désir de liberté. Après 1975, elle a beaucoup voyagé, peignant pour dénoncer ce qui se passait dans son pays d’origine. Gaie, enthousiaste, battante, elle n’a pas cessé d’utiliser son art pour porter sa voix et faire entendre le combat contre les dérives militaires. Elle est décédée en 2018. Le choix de cette œuvre sur la jaquette nous informe déjà sur notre future lecture.

A l’intérieur de la jaquette, des témoignages. On ne les voit que lorsqu’on l’enlève, ils se dévoilent alors à nous. Prêtre, prisonnier -ière, militant -e-s, tous expriment leurs souffrances, leur révolte, leur peur de mourir, leur sentiment d’injustice face à ce qu’on leur fait subir. Ces lignes sont « cachées » mais dès qu’elles apparaissent (en blanc sur fond bleu turquoise), elles nous attirent et nous nouent déjà les tripes…

Et puis vient le moment de découvrir le récit de Laure des Accords. Elle parle d’Amalia Basoalto. Une femme qui vit en France, en 1986. Elle peint, c’est son principal mode d’expression. Elle se réfugie dans sa peinture qui remplace la parole, qui hurle ses mots, ceux étouffés en elle et qui ne demandent qu’à sortir.

Comment est-elle arrivée là ? En 1974, c’est dans son pays qu’elle couvrait les murs de couleurs en opposition à Pinochet. Mais elle a été dénoncée …

C’est avec une écriture lyrique, à fleur de peau, à fleur de mots que l’auteur nous bouleverse avec l’histoire d’Amalia. Elle a été dépouillée de tout mais elle a gardé son art et c’est ce qui l’a sauvée. Très poétique, ce récit se savoure. On s’imprègne du phrasé, parfois épuré mais porteur de sens. Et on lit entre les lignes, la douleur, l’espoir et la volonté de continuer d’exister malgré les obstacles, les rebuffades, le mépris, la violence…

Un texte délicat, magnifique.


"Les champs brisés" de Ruth Gilligan (The Butchers)

 

Les champs brisés (The Butchers)
Auteur : Ruth Gilligan
Traduit de l’anglais (Irlande) par Elisabeth Richard Berthail
Éditions : Seuil (3 Mars 2023)
ISBN : 978-2021499490
354 pages

Quatrième de couverture

En Irlande, huit Bouchers parcourent le pays pour abattre le bétail conformément à une tradition ancestrale selon laquelle la famine s'abattrait sur le pays si le rituel n'était pas respecté chaque année. Or à la fin des années 1990, face à la modernisation de l’Irlande et à la crise de la vache folle, ces compagnons sont voués à disparaître. Una, douze ans, fille de l'un des Bouchers, est prête à tout pour devenir l’une des leurs.

Mon avis

2018 : une exposition de photos. L’une d’elle date d’une vingtaine d’années. Elle représente un boucher. Pas n’importe lequel, un Boucher (avec une majuscule) faisant partie d’un groupe (il y en a plusieurs) de huit qui parcourait l’Irlande pour abattre le bétail d’une certaine façon afin d’éviter la famine sur le pays.

1996 : les huit Bouchers repartent en mission. Selon la légende, ils vont parcourir le pays, s’arrêter dans certains lieux et suivre le rituel. Aucun d’eux ne doit être absent, ils doivent toucher l’animal et tuer en obéissant scrupuleusement aux règles. Pendant ce temps, leurs femmes et leurs enfants attendent leur retour. Onze mois de l’année à arpenter le pays pour occire le bétail chez les croyants en respectant la tradition.

On se retrouve dans une Irlande rurale qui commence sa mutation vers plus de modernisme. Le scandale de la maladie de la vache folle pose un problème aux Bouchers, on est en 1996, en plein Euro de foot, de nouvelles lois sont votées… L’auteur installe son histoire dans un contexte historique riche et bien documenté.

Les chapitres présentent différents personnages sur des lieux distincts. Dans le comté de Caven, Grá, et sa fille Úna partagent leur quotidien car le père, Boucher, est parti en mission. Dans le comté de Monaghan, c’est avec Davey et ses parents que nous faisons connaissance. On a également, parfois, quelques pages d’interlude. On alterne les lieux et les points de vue, on sait toujours où ça se passe et de qui il s’agit. Les deux adolescents cherchent leur voie, ils veulent assumer leur choix mais savent bien qu’en le faisant, ils ne rentreront pas dans la « norme » de ce qu’avaient pensé leurs parents. C’est difficile pour eux. Ce n’est pas simple non plus pour les huit hommes sur les routes. Ils ne sont pas forcément accueillis avec enthousiasme. L’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) affole, personne ne peut gérer cette pathologie et il faut peut-être en tenir compte dans ce qu’ils font …. Les gens commencent à se méfier, l’angoisse monte.

C’est un roman extraordinaire avec une intrigue peu commune. L’auteur a fait preuve d’une belle imagination. Il y a une atmosphère particulière, énigmatique, troublante, mêlant folklore et réalité, avec des secrets, des non-dits. C’est habilement mis en place, intégré. Les individus ne sont pas ordinaires. Chacun a besoin de cheminer pour se sentir mieux, pour avancer, mais quelques fois le poids de la culpabilité, des questions sans réponse pèse trop lourd.

Ce récit m’a fascinée, je l’ai trouvé original, prenant, captivant. Les protagonistes ont des failles qu’on découvre petit à petit. Chacun essaie de « se réaliser », d’aller de l’avant malgré les traumatismes. On sent que ce n’est pas aisé, que tout le monde se questionne et veut s’intégrer en restant fidèle à ses valeurs mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille….

L’écriture de Ruth Gilligan (merci à la traductrice) est lyrique, feutrée, pleine de sous-entendus, de mystère. Je l’ai trouvée prenante, j’avais envie de savoir la suite. Il y a, régulièrement, l’apparition d’éléments nouveaux ou de rebondissements. Cela maintient l’intérêt et le côté étonnant et peut-être un peu déconcertant de cette aventure.

Une lecture marquante, hors des sentiers battus, à découvrir !