"Parfois le silence est une prière" de Billy O'Callaghan (Life Sentences)

 

Parfois le silence est une prière (Life Sentences)
Auteur : Billy O'Callaghan
Traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau
Éditions : Christian Bourgois (11 Mai 2023)
ISBN : 9782267050981
290 pages

Quatrième de couverture

Au milieu du XIXe siècle, à seize ans, Nancy quitte la petite île de Clear pour laisser derrière elle son enfance marquée par les famines et la mort. Elle trouve un emploi à Cork, dans le sud de l’Irlande, mais quand elle tombe enceinte après s’être laissé séduire par le jardinier, sa vie prend une tournure dramatique. Son destin, et celui de ses enfants et petits-enfants, sera marqué par la misère et la honte, mais aussi par le courage et la volonté de vivre dignement.

Mon avis

« D’autres mots encore, ils sont tous en moi parce que je les ai conservés ainsi qu’un oiseau affamé entrepose des miettes volées, et à certains moments, je les sors et me les répète, en en tirant le maximum, puisque c’est tout ce que j’ai. » *

Trois générations, trois retours sur l’histoire de l’Irlande et celle de la famille de l’auteur puisque ce récit est en partie inspiré des souvenirs de sa grand-mère et de ce qu’elle a appris des générations précédentes. Un texte remarquable, empli d’émotions, faisant la part belle à la résilience de ceux qui ont souffert de leur condition mais qui se sont battus pour s’en sortir. C’est beau, émouvant, enrichissant, captivant.

On commence avec Jer en 1920, puis on poursuit avec Nancy, sa mère en 1911 et on termine avec Nellie, la petite fille, en 1982, alors qu’elle est âgée et arrive en fin de vie. Chaque partie est écrite à la première personne, laissant la parole au personnage représenté. Chacun parle de sa vie, de son passé, des siens, de ses difficultés, oscillant entre hier et maintenant. Tous ont été confrontés à des situations difficiles. La mère a eu des enfants sans être mariée, le fils a subi la guerre et d’autres vicissitudes, Nellie se souvient d’un événement douloureux…. Mais tous trois sont restés debout, droits, faisant le maximum pour continuer à avancer en étant honnête et fidèle à eux-mêmes.

L’écriture de Billy O'Callaghan (merci à la traductrice) est lumineuse, pleine de sensibilité et de délicatesse. Lorsqu’il décrit, dans la première partie, la guerre et ses horreurs, il le fait avec « intelligence » (je ne trouve pas d’autres mots). Bien sûr, c’est dur, choquant (comme les scènes évoquées) mais le phrasé reste presque poétique et c’est tellement fluide qu’on peut tourner la page sans rester bloqué sur ce qui est horrible et ainsi poursuivre notre lecture. Son style sublime les mots, ils sont choisis (et je souligne le travail exceptionnel de Carine Chichereau) pour coller au plus près des ressentis, du quotidien partagé avec le lecteur. On est immédiatement dans l’histoire, au cœur de ce qui se joue.

En lisant ce roman, j’ai pensé au cinéaste Ken Loach qui montre la misère, les combats de ceux qu’on oublie, les conflits sociaux… Plusieurs fois j’ai ressenti que les protagonistes de cette famille auraient eu envie d’agir autrement mais qu’il fallait obéir à une règle : « on reste à sa place » et on ne se mêle pas de ce qui ne nous regarde pas (même si parfois….) parce qu’à l’extérieur, il ne faut pas faire parler de soi ou des siens. Les femmes sont fortes, s’accrochent pour sortir de la détresse dans laquelle elles sont que ce soit financièrement, moralement, physiquement… Elles ont de la volonté et du caractère, elles sont admirables. Loin d’un quotidien facile, elles captent chaque bribe de petit bonheur. Parfois c’est noir, rude, la vie ne fait pas de cadeau mais toujours elles se relèvent et continuent.

Trois destins ordinaires vécus par des personnes extraordinaires. Un livre magnifique !

*page 20

"911" de Shannon Burke (Black Flies)

 

911 (Black Flies)
Auteur : Shannon Burke
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Diniz Galhos
Éditions : Sonatine (22 Mai 2014)
ISBN :978-2-35584-253
208 pages

Quatrième de couverture

Lorsqu’il devient ambulancier dans l’un des quartiers les plus difficiles de New York, Ollie Cross est loin d’imaginer qu’il vient d’entrer dans un monde fait d’horreur, de folie et de mort. Scènes de crime, blessures par balles, crises de manque, violences et détresses, le combat est permanent, l’enfer quotidien. Alors que tous ses collègues semblent au mieux résignés, au pire cyniques face à cette misère omniprésente, Ollie commet une erreur fatale : succomber à l’empathie, à la compassion, faire preuve d’humanité dans un univers inhumain et essayer, dans la mesure de ses moyens, d’aider les victimes auxquelles il a affaire. C’est le début d’une spirale infernale qui le conduira à un geste aux conséquences tragiques.

Mon avis

Ancien ambulancier, Shannnon Burke, plante le décor de son nouveau roman aux urgences de Harlem : des rues sales, des terrains vagues abandonnés, des stations de métros délabrées, des poubelles oubliées et des logements vétustes, voilà où se situe l'hsitoire.

Nous sommes dans les années 90, Ollie Cross, qui a raté le concours de médecine, alors que sa petite amie a réussi, travaille là-bas, tout en révisant pour repasser les épreuves. Ses semaines sont remplies entre les interventions, les cours, le travail personnel indispensable à une future réussite et un minimum de repos.

Le milieu dans lequel il évolue, est impitoyable, pas le temps de faire dans le sentiment, ni de se poser trop de questions, c'est ce que s'évertuent de lui faire comprendre certains de ses coéquipiers. Est-ce bien nécessaire de sauver une vie lorsque la personne concernée est droguée, malade et doublée d'être une vraie racaille ? Dans l'ambulance, c'est nous les chefs lui dit-on...

Cross n'est pas d'accord, il est là pour soigner et faire le maximum pour que les patients s'en sortent.

Mais ce n'est pas si simple, les urgentistes sont le plus souvent, capables d'affronter avec une forme de calme, des tragédies, mais ils ne peuvent pas supporter que quelqu'un puisse penser qu'ils n'ont pas fait le maximum. Le regard des autres est important et personne ne fait de cadeau. Cross l'apprend à ses dépends et ce n'est pas facile à vivre pour lui, le bleu, qu'on bizute....

Alors, au fil du temps, Cross s'endurcit. Dans le boulot, il repousse ses limites, il se forge un masque mais est-ce une force ou de l'insensibilité ? « Être un bon ambulancier, c'est en partie adopter une attitude de façade. » explique-t-il à sa petite amie qui lui dit qu'il a changé, car l'attitude qu'il adopte au travail rejaillit sur leurs relations.

C'est à ce moment-là que les choses peuvent déraper... la frontière est mince entre le fait de se « tenir en dehors » pour se protéger et devenir celui qui peut arrêter une perfusion...parce qu'on juge que la personne ne mérite pas de vivre...

Shannon Burke décrit le quotidien de ces hommes en phrases courtes, coups de poing, comme si le temps lui manquait (comme aux urgentistes) pour rentrer dans les détails. Et ce style sobre, dépouillé, est parfaitement adapté à la situation et aux événements.

Son style est cru, violent parfois, comme ces journées qui se suivent et qu'il dépeint. On bascule dans l'envers du décor et ce n'est pas beau à voir .... malgré quelques petits signes de tendresse, vite oubliés malheureusement, tant le reste est dur....

Malgré la noirceur, j'ai apprécié la lecture de ce roman, on s'attache aux protagonistes, on attend régulièrement, une lueur d'espoir parce qu'il faut continuer de croire en l'homme, pas n'importe lequel : celui qui se penche sur son prochain pour l'aider .... Il n'est pas si loi, enfoui sous la carapace ...

Et puis, il y a cette approche, extrêmement réaliste, de l'influence d'un métier dans un certain milieu, ou comment de terribles conditions de travail peuvent entraîner des dérapages, comment les hommes peuvent perdre toute leur humanité parce que ce qu'ils voient « les bouffent » de l'intérieur, comment on peut s'habituer à l'horreur, en la regardant d'un œil détaché ...

En cela, ces « soldats de l'urgence » m'ont fait penser à certains militaires qui doivent rester détachés, ne pas se laisser aller à l'empathie pour survivre... Être urgentiste à Harlem ne peut durer toute une carrière, sinon on risque d'y perdre son âme....

"La guerre des phages" d'Edith Vacher

 

La guerre des phages
Auteur : Édith Vacher
Éditions du Volcan (17 Novembre 2022)
ISBN : 979-1097339517
200 pages

Quatrième de couverture

Un jeune kinésithérapeute est retrouvé mort sur une plage bretonne lors du bain du Nouvel an. La gendarmerie des Côtes d’Armor enquête, secondée par son consultant, un détective privé nommé Karl Séniavine. La cause du décès reste difficile à déterminer. S’agit-il d’une simple noyade ? Doit-on privilégier une piste criminelle ? Plusieurs indices restent troublants comme ce tatouage sur son épaule gauche avec, en dessous, une inscription au scalpel dans une langue inconnue.

Mon avis

Cet excellent roman policier est ancré dans un contexte scientifique intéressant. Je pense que l’auteur a dû se renseigner avant d’écrire afin d’avoir un fon de crédibilité et son propos a d’autant plus de poids.

Nous sommes en Bretagne et un noyé est retrouvé sur une plage. Il s’agit d’un kinésithérapeute de la thalasso du coin que sa récente compagne, Sandrine, a attendu en vain la nuit précédente. Il s’appelle Gábor, ce qui signifie « Dieu est ma force ». Les heures passent avant que la jeune femme soit informée de la tragédie. Elle réalise que leur relation étant assez nouvelle, elle ne sait pas grand-chose de celui dont elle était folle amoureuse. Avait-il des secrets pour elle ? Son amie Anna arrive, prête à la soutenir et pour l’aider, elle lui propose une virée en van comme elles avaient l’habitude. Ce sera la Hongrie, le pays de son chéri, afin peut-être de rencontrer sa famille, ses ami-e-s. Ce sera également un moyen pour mieux le connaître et possiblement comprendre la tragédie de sa mort. Alors elles partent. Et on les suit…

En parallèle, le commandant de gendarmerie, François le Quellec, aidé par son pote détective, Karl Séniavine, mène l’enquête sur cette mort pour le moins bizarre. Quelques faits perturbants permettent de réaliser que quelque chose se trame et que c’est probablement beaucoup plus dangereux que ce qu’on imagine.

L’intrigue est très travaillée avec de nombreuses ramifications et Edith Vacher a fait très fort. Elle nous entraîne sur plusieurs routes, et c’est assez bluffant car on se demande où tout ça va nous emmener. Ses protagonistes ne sont pas ordinaires, ils ont parfois une face sombre, on découvre que certains qu’on pensait sûrs ne le sont pas.

L’écriture vivante, tonique, et le style vif assorti de nombreux rebondissements maintiennent l’intérêt en permanence.  J’ai beaucoup apprécié le côté sciences de ce récit.

C’est un texte assez noir, sombre parfois, qui montre que les hommes sont pour certains manipulateurs, pour d’autres influençables. C’est la dure loi des êtres humains, avec l’appât du gain….

Une lecture addictive et une autrice à suivre.


"Totale discrétion" de Patrick S. Vast

 

Totale discrétion
Auteur : Patrick S. Vast
Éditions : Le Chat Moiré (17 Avril 2023)
ISBN : ‎ 978-2956188377
274 pages

Quatrième de couverture

Raymond Mauget est un paisible magasinier, célibataire, rendant chaque samedi visite à sa vieille tante qui lui est chère. Un soir, il reçoit la visite d’un inconnu qui lui apprend qu’il a été choisi pour une mission dont on lui fournira les détails ultérieurement. L’existence de Raymond Mauget va alors se trouver bouleversée, et il sera amené à croiser la route du lieutenant Dumont, un policier en toute fin de carrière, aux méthodes particulières.

Mon avis

Raymond Mauget passe inaperçu, le genre d’homme dont on dit qu’il se « fond dans la foule ». Pas de caractéristique particulière, il vit seul, un quotidien fait des mêmes rituels : le travail, retour à la maison, quelques courses et la visite toutes les fins de semaine à une vieille tante. Malheureux ? Non pas vraiment, c’est sa vie et ça lui convient. D’ailleurs lorsque son collègue Kevin insiste, chaque soir après le boulot, pour qu’ils aillent ensemble boire un coup et faire la fête, il répond non. Tout ça ne l’intéresse pas, il apprécie sa vie simple, rangée, sans stress inutile. C’est un bon magasinier et il se consacre tout entier à ses tâches dans l’entreprise Peintur’Luxe. Il est d’ailleurs bien vu de ses supérieurs.

 Un soir, c’est un tsunami qui le bouleverse. Un homme se présente à sa porte, demandant à lui parler. Il lui annonce qu’il a été choisi pour une mission spéciale, qui n’aura lieu qu’une fois. Raymond ne comprend rien, il n’a pas envie de s’embarquer dans cette histoire. Mais son interlocuteur lui met la pression, s’il n’accepte pas, sa vieille tante passera de vie à trépas….  Le manutentionnaire décide de se laisser porter en pensant que peut-être le visiteur va l’oublier….

Mais que nenni, au contraire, il surveille Raymond, vient le voir souvent en attendant la date de l’action, soulignant qu’il ne doit rien changer à ses habitudes. Le pauvre employé sent une ombre qui plane au-dessus de lui, il devient paranoïaque, se méfie de tout le monde, interprète chaque mot ou geste de ceux qu’ils côtoient. Il s’interroge : telle ou telle personne, croisée sur son chemin, est-elle sincère, fiable ou joue-t-elle la comédie pour le piéger, l’obligeant par la suite à se plier aux décisions de celui qui s’impose chez lui régulièrement ?

Au fil du temps, l’étau se resserre autour de Raymond, il cerne de plus en plus les problèmes que procure sa situation. Mais que faire ? À qui parler sans mettre qui que ce soit, dont lui, en danger ? Comment agir alors qu’il ne maîtrise plus rien ? Il est sans cesse tiraillé, l’angoisse monte (pour le lecteur aussi), et on se demande s’il va pouvoir s’en sortir. D’autre part, des dommages collatéraux apparaissent et Raymond risque d’avoir de gros ennuis…

J’ai dévoré ce roman en un après-midi. L’écriture est vive, fluide et plaisante. Il y a des rebondissements, du rythme. Tout s’emboîte, on va de surprise en surprise. Je n’ai pas senti de coup de mou, j’ai accroché du début à la fin. Je me suis attachée à ce pauvre Raymond déstabilisé, démuni, face à plus fort que lui. Je ne sais pas ce que j’aurais fait à sa place. Face à un chantage ignoble, sait-on fermement comment on pourrait réagir ? Je ne crois pas…

Patrick S. Vast a bien exprimé dans son récit, toute l’ambivalence de ce que vit, subit, serait plus juste, Raymond. Combien il va être difficile pour lui de savoir que faire, d’autant plus que tout ça n’a rien de commun, ni d’ordinaire. Il n’a rien demandé et aurait préféré garder sa petite vie un peu morne mais bien rangée…

Une lecture très appréciée !

"Les sept nuits de Miriam" de Mélissa Broder (Milk Fed)

 

Les sept nuits de Miriam (Milk Fed)
Auteur : Mélissa Broder
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Éditions : Christian Bourgois (4 Mai 2023)
ISBN : 978-2267050936
416 pages

Quatrième de couverture

Rachel a fait de la restriction calorique sa religion. À 24 ans, sa vie est rythmée par de petits rituels créés dans l’espoir de garder le contrôle de son alimentation. Son obsession : ne pas prendre de poids. Mais lorsqu’elle rencontre Miriam, ses certitudes vacillent… Car Miriam, son corps épanoui, ses rondeurs, ses yaourts glacés et sa famille juive orthodoxe, l’attire irrésistiblement. Alors, quand son désir charnel se confond presque avec l’appétit renouvelé pour les plaisirs de la table, et que le sentiment d’avoir trouvé une famille s’en mêle, la vie de Rachel se complique sérieusement.

Mon avis

Rachel est une jeune femme qui a été grosse dans son enfance. Maintenant, elle est mince mais son diktat, c’est de ne pas prendre un gramme. Alors elle compte les calories, mange toujours les mêmes aliments à un rythme bien défini. Elle se prive de repas entre amis ou de sorties au restaurant de peur de ne pas pouvoir maîtriser. Tout son quotidien est lié à l’angoisse d’une prise de poids. La nourriture régente tout. Son travail et ses collègues ? Ici ou ailleurs peu importe malgré la présence d’Ana, une collaboratrice qu’elle aurait bien adoptée comme mère. Sa vie sentimentale ? Le calme plat. Elle est plutôt attirée par les filles mais rien à l’horizon. Ses relations avec ses parents ? Un peu compliquées, sa mère est assez envahissante. Elle se produit parfois dans un petit groupe en tant qu’humoriste, c’est un peu là qu’elle est le plus « elle-même ». Elle est juive et ne pratique pas. Alors elle voit une psy, Rana Mahjoub, pour se faire aider. Elle la rencontre pour améliorer le lien avec sa mère et gérer ses troubles alimentaires.

Lors d’un entretien, le Docteur Mahjoub suggère une cure de désintoxication mère / fille à savoir quatre-vingt-dix jours sans contact. Rachel est persuadée que ce ne sera pas possible car sa Maman n’acceptera pas. Il va falloir tenir et ne pas répondre aux nombreux textos. Pas évident mais cette parenthèse va peut-être lui permettre de sortir de sa routine ?

Dans les rituels de chaque jour, qui rassurent Rachel, il y a la dégustation d’un yaourt glacé nature (est-ce pour rappeler le lait maternel ?) sans garniture, dans une coupe pas trop pleine, et qu’elle déguste d’une certaine façon. C’est toujours le même homme qui la sert. Mais ce matin-là, c’est une femme plantureuse qui s’occupe d’elle. Et elle n’écoute pas Rachel, elle remplit le pot au-delà de la limite, veut rajouter des petites gourmandises puisque c’est compris dans le prix. Une catastrophe pour Rachel qui est totalement déstabilisée. À partir de ce fait, somme toute banal, son univers bien cadré va exploser. Elle parle avec la vendeuse, Miriam, se rend dans sa famille (juive comme elle), découvre une autre façon de vivre, de voir les choses, elle lâche du lest pour s’alimenter, se reprend, s’égare, se perd sur d’autres routes, y reste, en sort…..

En renouant avec le plaisir de la dégustation, c’est un autre appétit qu’elle aiguise en simultané, celui de la chair. Elle a envie d’être amoureuse, de caresser, d’embrasser… Elle essaie de s’affranchir de sa mère, du poids de la religion et de « ses lois ». Il y a des passages plus osés, plus érotiques comme si Rachel bouillonnait de se libérer enfin. Elle ne peut plus planifier, anticiper… elle est en roue libre….

Ce roman m’a un peu bousculée, quelque fois, j’ai eu l’impression que l’auteur cherchait à choquer. En parallèle, elle aborde d’une façon originale, l’obsession de cette minceur, presque devenue une norme. Dès que Rachel prend un peu de poids, Ana lui en fait la remarque. Mélissa Broder parle également du judaïsme et de tout ce à quoi il fait référence, c’est très intéressant et riche d’informations. Le rapport au corps, aux parents, aux autres, est bien retranscrit et assez approfondi.

L’écriture (merci à la traductrice) et le style sont fluides, avec des pointes de sarcasme. On a envie de savoir comment va évoluer Rachel. On sent ses nombreux blocages puis elle s’ouvre, elle lâche prise mais jusqu’où va-t-elle aller ? Finalement de quoi se nourrit-elle ? De yaourts, d’amour, de religion ? Qu’est-ce qui la fait avancer ?

Un récit atypique, surprenant, qui sort des sentiers battus.


"Le livre de Daniel" de Chris de Stoop (Het boek Daniel)

 

Le livre de Daniel (Het boek Daniel)
Auteur : Chris de Stoop
Traduit du néerlandais (Belgique) par Anne-Laure Vignaux
Éditions : Globe (4 Mai 2023)
ISBN : 978-2383612155
294 pages

Quatrième de couverture

Le Livre de Daniel, c’est l’histoire tragique d’un homme de quatre-vingt-quatre ans assassiné à coups de fourche dans sa ferme isolée, par des jeunes paumés de Roubaix qui veulent de l’argent, le filment avec leurs téléphones portables et font circuler la vidéo de sa mise à mort sans aucune empathie. Le Livre de Daniel, c’est aussi l’histoire de Chris de Stoop, le neveu de Daniel, qui, après avoir enquêté dans le village de son oncle, en Belgique, décide de se porter partie civile au procès des bourreaux de son oncle. Il ne cherche pas réparation ; ce qu’il cherche, c’est à comprendre ce qui a mené cinq jeunes désœuvrés au meurtre.

Mon avis

Chris De Stoop est un journaliste belge, c’est un homme engagé. Il a notamment enquêté pendant un an (sous couverture) sur un réseau international de trafic d’êtres humains. Dans ce livre, il parle de son oncle Daniel, dont il est l’un des descendants parmi d’autres. Apprenant l’assassinat de Daniel, il a décidé de se porter partie civile au procès des accusés. Pour assister aux quinze jours de réflexions, témoignages etc, il a eu besoin de comprendre. Mieux connaître Daniel, mieux cerner les jeunes fautifs. Non pas pour juger ou obtenir une quelconque réparation, mais pour avoir des explications.

Dans ce recueil, il redonne vie à son oncle, il libère la parole de certains témoins, il analyse les faits, recherchant ce qui a pu pousser des adolescents désœuvrés à commettre l’irréparable. Bien sûr, ils n’ont pas eu une enfance facile, Ils n’ont pas trop réussi à l’école, ils vivaient dans un coin perdu avec beaucoup de chômage et l’envie d’avoir une moto, un IPhone etc…. Bien sûr c’est facile de trouver des excuses….

Chris de Stoop ne juge pas, il ne tombe jamais dans le pathos. Il raconte Daniel, qui a repris la ferme parentale, qui était amoureux (mais elle a dit non), qui maintenait les traditions et la façon de travailler de ses parents. Il était respectueux de tout ça. Il vivait à l’ancienne, pas de chéquier, pas de télévision…. Il faisait ses courses en tracteur et promenait son argent avec lui. Marginal ? Non, libre.

« Dans sa ferme, derrière ses volets fermés et sa porte barricadée, personne ne pouvait le voir ni l’entendre, il pouvait être simplement lui-même. Libre. »

Pourtant, pour le psychologue qui a parlé aux accusés, « Daniel Maroy s’est déshumanisé lui-même. » Il s’est placé en dehors de la société et les bourreaux ne réalisaient pas qu’ils martyrisaient un humain…. Je comprends aisément que cette phrase est « dérangée » l’auteur.

Il a attendu soixante-deux mois entre le décès de Daniel et le procès. C’est long, très long….Il a rencontré des voisins, des commerçants, les accusés, et il retranscrit tout cela d’une plume vibrante sans haine, ni jugement. Il veut simplement répondre à la question « Pourquoi ? » et il le fait très bien.

Les jeunes ont participé à des degrés divers, ils se sont laissé emporter vers la violence. Ils ont fait les mauvais choix, sans se douter que cela entraînerait des dommages collatéraux dans leur famille. Il est intéressant de voir comment chacun s’est d’abord positionné, rejetant la faute, minimisant ou assumant…Certains seront marqués à vie, par la prison, ou parce qu’ils ne se pardonneront jamais d’avoir agi ainsi. D’autres passeront à autre chose ou seront tiraillés sans cesse, hantés peut-être ….

D’autre part, « le vieux crasseux » comme certains l’appelaient redevient « homme » dans ce texte, il existe, il vit, et le lecteur ne pourra pas l’oublier.

L’auteur aborde des thématiques très actuelles. La difficulté pour les agriculteurs de tenir lorsque l’exploitation est trop petite et qu’un problème surgit (une panne sur un engin agricole et c’est tout un budget qui bascule dans le rouge). Le désœuvrement des jeunes dans les régions ou les villes où ils se cherchent, manquant de tout ce qui leur fait envie et qu’il serait tellement plus cool de posséder. Alors, si de l’argent facile est à portée de mains… D’ailleurs n’est-ce pas le vieux qui les a tentés en montrant ses billets ?

Cette lecture est bouleversante. Chris de Stoop a le bon ton, les mots justes (merci à la traductrice). Son texte l’a sans doute aidé à avancer, il est porteur de sens et a dû faire du bien à tous ceux qui appréciaient Daniel.

NB : Ce livre est resté numéro 1 des best-sellers aux Pays-Bas pendant longtemps.

"Amour, meurtre et pandémie" de Qiu Xiaolong (Love and Murder in the Covid Days)

 

Amour, meurtre et pandémie (Love and Murder in the Covid Days)
Auteur: Qiu Xiaolong
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Bouillot
Éditions : Liana Levi (4 Mai 2023)
ISBN : 979-1034907878
226 pages

Quatrième de couverture

Où sont passées les échoppes des rues de Shanghai où se pressaient les gourmets ? La politique sanitaire du gouvernement les a interdites. Chen, le légendaire inspecteur, ne trouve un réconfort que dans la littérature et la poésie. Pourtant c’est à ses talents d’enquêteur que le Parti fera appel pour résoudre une série de meurtres qui touche le plus grand hôpital de la ville, déjà sous tension. Le mot d’ordre : maintenir à tout prix la stabilité tout en prônant l’efficacité de la politique zéro Covid.

Mon avis

La Chine change, la Chine reste immuable

Ce n’est pas le premier livre où je retrouve Chen Cao, ancien inspecteur de police de Shanghai, mis en retrait (un peu forcé) de ses fonctions parce qu’il dérange. J’ai donc beaucoup apprécié de lire une nouvelle aventure de cet homme qui, à son petit niveau, essaie de lutter contre le parti chinois.

Cette fois-ci, c’est le Parti qui fait appel à lui, ce qui est pour le moins surprenant puisque le but est de le tenir à l’écart. Alors pourquoi ? Est-ce pour mieux le manipuler, pour mieux le surveiller ou pour donner une sorte de légitimité à ce qu’il découvrira, vu qu’il est plutôt bien considéré par les citoyens ? Connaissant le PCC (parti communiste chinois), cette décision n’est certainement pas anodine.

Trois meurtres ont été perpétrés vers l’hôpital et Hou Guohua, le directeur du personnel de la municipalité se déplace lui-même au domicile de Chen pour lui demander de l’aide. Comme ce dernier est en train de travailler avec sa jeune secrétaire Jin, c’est à eux deux (elle sera là pour l’accompagner dans ses investigations) qu’on demande de résoudre et surtout de stopper cette série de crimes. En effet, les bruits les plus fous courts. Nous sommes en pleine épidémie de COVID, si du personnel médical est assassiné, n’est-ce pas parce qu’ils n’a pas soigné, ou mal, certains malades ?

Chen est très surpris qu’on lui confie cette tâche mais ça va lui permettre de sortir un peu, de bouger, de s’occuper, et il accepte. Jin est enchantée. Cette jeune femme est en admiration devant Chen. Elle a commencé par un peu de secrétariat avant de l’assister. Sa sagacité, son esprit de déduction font merveille et elle apprend énormément auprès de lui. Ils entretiennent une relation ambiguë car la liberté a disparu de leur pays. Il y a d’ailleurs, tout au long du roman, outre des extraits de poèmes dont est friand le policier, une comparaison avec « 1984 » de George Orwell. C’est bien pensé et ça fait peur pour le pays où ils vivent….

Au-delà de la résolution des crimes, c’est l’atmosphère de cette histoire qui en fait toute sa richesse. L’auteur par l’intermédiaire de ses personnages, nous présente plusieurs coins du pays, dont ceux où le COVID est très présent. Une ombre plane en permanence, c’est lourd, étouffant et anxiogène. Les habitants sont enfermés, contrôlés, surveillés à l’extrême. Qiu Xiaolong dénonce ce qui s’est passé pendant la pandémie. Il parle des mensonges, des fausses informations, de la manipulation des résultats des tests, du fait qu’il faut ruser pour sortir, obtenir des nouvelles de sa famille, ou tout simplement communiquer car tout, absolument tout, est sous contrôle. « Nous n’avons pas seulement des caméras de surveillance ordinaires, mais aussi des caméras de surveillance humaines que sont les comités de quartier. » « Le nœud coulant du contrôle gouvernemental n’avait cessé de se resserrer, et on ne pouvait pas négliger les problèmes que risquait de vous causer un simple appel téléphonique. »

Le parti a lavé le cerveau du peuple mais certains luttent encore. Pourtant n’importe qui, à n’importe quel moment, peut être accusé de « délit de pensée ». Lire des ouvrages comme celui-ci nous rappelle notre bonheur d’avoir encore une certaine liberté de mouvement. Oui, nous devons être vigilants pour éviter les dérives. Mais quand on imagine la vie en Chine, on frissonne… Amour, meurtre et pandémie est bien plus qu’un roman, c’est une piqûre de rappel, peut-être même une forme d’appel au secours.

Servi par une écriture délicieuse (merci à la traductrice) avec des poèmes choisis pour le message qu’ils offrent, ce texte m’a beaucoup touchée.